Les années se suivent et se ressemblent, budgétairement s’entend. Il est vain d’espérer un budget qui changerait, qui révolutionnerait la donne. On n’y pense même pas, tant la moindre inflexion relève du domaine de l’impossible. L’Etat en aurait-il l’intention, qu’il se sentirait privé de moyens pour s’extraire du moule et du corset budgétaires qui l’enserrent jusqu’à l’asphyxie.
Signe des temps : le budget de l’Etat a fini par n’être qu’un exercice imposé, récurrent, une pâle copie de ceux qui précèdent, une machine à reproduire les mêmes schémas éculés. Il est à peine réactualisé, sans respiration aucune et sans but précis sinon un ajustement autant que faire se peut des ressources qui se font rares aux dépenses en folie, plus subies que voulues. Autant dire un exercice comptable à haut risque, en butte à d’énormes contraintes financières, sans réelle vision d’avenir.
Peut-on innover, rompre avec des pratiques qui n’ont plus cours dans les économies mondialisées qu’elles mènent vers des impasses, à moins d’inverser les termes de l’équation. Ce qui signifie, en clair, que le budget de l’Etat, soumis aujourd’hui à l’approbation de l’ARP, doit retrouver sa vocation originelle. Celle d’être l’affirmation d’une vision, d’un projet, d’une volonté et d’un vaste dessein national. Le budget de l’Etat est par définition l’outil de la transformation économique et sociale et l’instrument de notre émergence économique et financière. Au lieu de quoi, il est perçu aujourd’hui comme une simple mécanique sans impact réel sur la croissance, qui ne parvient qu’ à prolonger et perpétuer le statu quo plus qu’il ne projette le pays dans le futur. Avec la fâcheuse impression que le pays n’a plus totalement son destin en main.
L’Etat ne fait au mieux que réagir plutôt que d’agir, privé qu’il est de ressources, pressé par le temps, soumis à la dictature de l’urgence et harcelé de partout par des revendications portées à incandescence. Il lui est difficile, dans ces conditions, pour des raisons qui lui sont propres, de pouvoir influer autant que nécessaire sur le cours des choses. Le poids de son train de vie, qui plombe la croissance, en est le principal handicap. La nature même de l’architecture gouvernementale, la pléthore des effectifs et la structure des dépenses ministérielles, auxquelles s’ajoute l’explosion des subventions, certaines moins justifiées que d’autres, font le lit de l’immobilisme et de l’inaction. L’Etat se voit contraint de parer au plus pressé, de boucher les trous au lieu d’élever de véritables édifices, de dessiner le contour d’une Tunisie conquérante, propre, réindustrialisée et pleinement connectée avec le monde qui arrive.
L’avenir ne se construit pas sur les décombres de l’économie et de la société dans un pays dévasté par le délitement et par le plus grand et le plus effroyable exode de cerveaux et de compétences qu’on n’ait jamais connu et subi. Leur départ sur une très grande échelle et sur une courte période a plus d’une signification : l’aveu de nos propres échecs et une sérieuse menace sur l’avenir de la croissance.
Le budget 2024 et plus encore la loi de finances, qui seront validés par l’ARP, expurgés de toute velléité contestatrice, portent plus le legs et les stigmates des années de plomb qu’ils n’offrent de réelles perspectives de renouveau économique et technologique. A peine y verrons-nous le signe d’une accalmie sociale, une sorte d’avancée en trompe-l’œil. La raison en est que l’ensemble de la construction budgétaire est déformée et tient à peine sous le poids de la masse salariale des fonctionnaires de l’Etat et assimilés. Celle-ci pèse à elle seule près de 40% du budget et quelque 14% du PIB. Enorme ! Peu de systèmes économiques en situation de stagnation chronique – ceci explique cela – y résisteraient. De telles proportions font perdre toute possibilité d’intervention, de stimulation et de régulation
de l’Etat.
Il ne sera plus en capacité, accablé de surcroît par les autres composantes des dépenses improductives, de piloter l’économie et d’en infléchir le cours. Le poids, qu’il ne peut plus supporter, des investissements publics d’avenir dans les infrastructures, la R/D, l’enseignement, les technologies émergentes, les énergies propres, est déterminant. Ils ont cette vertu d’entrainer et de tirer vers le haut les investissements privés teurs d’emploi et de richesse.
L’ennui est que les chiffres globaux, en dépit de leur gravité, ne disent pas tout des dommages causés par la prolifération de la masse salariale qui confisque la quasi-totalité du budget de certains ministères et d’entreprises publiques. D’autant que tous deux sont en première ligne dans la guerre économique mondiale que se livrent tous les pays. Pas loin de 95% du budget de l’éducation sert à rémunérer les enseignants, jamais satisfaits. Autant sinon plus pour le ministère de la Culture, au grand dam des créateurs et artistes laissés pour compte, orphelins d’Etat. A peine un peu moins pour la santé, sans doute à cause de la pénurie de… médecins dans les hôpitaux publics. L’agriculture, l’équipement, le transport, la justice ne sont pas mieux lotis. Les entreprises publiques font partie du lot. Elles sont même en pole position.
On peut multiplier à des sein les exemples qui révèlent tous de sérieuses inquiétudes. On ne s’étonne plus de l’état de délabrement de nos écoles et entreprises publiques, de nos universités, de nos hôpitaux, de nos routes, du transport public, des conduites d’eau… Ils se dégradent à vue d’œil.
Fait d’évidence, l’avenir ne se construit pas sur les décombres de l’économie et de la société dans un pays dévasté par le délitement et par le plus grand et le plus effroyable exode de cerveaux et de compétences qu’on n’ait jamais connu et subi. Leur départ sur une très grande échelle et sur une courte période a plus d’une signification : l’aveu de nos propres échecs et une sérieuse menace sur l’avenir de la croissance.
Les salaires, parlons-en. C’est bon pour la relance de l’économie quand ils sont justifiés et contribuent pleinement à l’effort productif national. Autrement, ils poussent les prix à la hausse sans fin et le dinar au plus bas. Avec les conséquences que l’on sait. Moralité : ils doivent être contenus dans les limites que dessine l’échelle de productivité pour ne pas étouffer, cannibaliser et détruire la montée en puissance du pays. L’expansion des salaires, au seul motif d’acheter la paix sociale – mais pour combien de temps -, des subventions, notamment celles des entreprises publiques que rien ne justifie, et de l’informel qui profite de tout sans rien donner en retour à l’Etat, cela n’est pas sans soulever de graves et inquiétantes interrogations.
Cette prolifération se paie au prix du déclin du pays, du déclassement de la population, de la dégradation de nos institutions publiques de production, de recherche, l’enseignement, de formation, de santé et, au final, d’une obsolescence scientifique et technologique.
Il y a de bien meilleures manières pour enrayer le déclin et pour donner un avenir à notre futur. Osons le changement. Agissons autrement, en mettant davantage de courage et de rationalité dans les dépenses de l’Etat.
C’est maintenant ou jamais. L’économie est en crise. Le pays est en crise. L’onde de choc n’épargne aucun poste du budget. Pour autant, tout n’est pas perdu au point de céder au désespoir. Il n’y a aucune fatalité à la crise. Car, c’est dans l’exacerbation des crises que naissent les meilleures opportunités. C’est l’heure des choix.
L’édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 883 du 6 au 20 décembre 2023