L’économie a ceci de singulier que tout se crée et tout peut se perdre selon qu’il y a ou non transformation. A l’aune de ce principe de réalité, le bilan 2023 est plutôt décevant. L’année qui s’achève n’aura pas été prolifique en matière de création d’entreprises, de production et d’emploi. Loin s’en faut. L’économie a généré moins de richesse qu’il n’aura fallu pour au mieux stabiliser le revenu par habitant. Encore qu’il ne s’agit là que d’une moyenne qui masque d’énormes écarts de niveaux de vie.
En 2023, il y a eu hélas plus de sans emploi, malgré les vagues migratoires par voie légale ou irrégulière au péril de la vie. De nouveaux pauvres sont venus s’ajouter aux 30% de la population qui vit à la limite du dénuement. Le seuil de pauvreté est monté de plusieurs crans, avec son cortège d’inégalité et de fracture sociale. L’espoir suscité par la révolution de décembre 2010-janvier 2011 s’est complètement évaporé. L’illusion aura été – économiquement s’entend – de courte durée. La croissance n’est plus qu’un vague souvenir, rejetée depuis dans le placard des oubliettes. L’inflation sévit comme jamais par le passé.
Résultat : l’économie sombre dans une spirale infernale de stagflation. L’inflation ? Difficile de démêler les fils. Est-elle d’origine monétaire, ce qui laisserait supposer un excès de demande sur l’offre. Peu probable, en raison de la dégradation du pouvoir d’achat. L’inflation serait-elle d’ordre structurel à cause de l’envolée des coûts de production, de la chute de la productivité et des multiples dysfonctionnements en rapport avec l’opacité des circuits de distribution ? Il n’est pas non plus exclu qu’elle relève, ne serait-ce qu’en partie, d’une intention criminelle, comme ne cesse de le proclamer le chef de l’Etat, en attribuant la responsabilité aux carnassiers du capital et aux spéculateurs-comploteurs.
L’indignation du président de la République, ses mises en garde, les menaces de poursuite judiciaire proférées à leur encontre n’ont pas éteint les feux de l’inflation ni mis fin à la récurrence des pénuries. On a beau sévir contre les spéculateurs, ces derniers, tel un sphinx, renaissent de leurs cendres. La vérité est que la spéculation prospère sur le terreau des pénuries, plus subies que voulues.
Ce brusque désordre mondial tombe au plus mauvais moment… Il survient à l’heure où le pays est confronté à d’énormes difficultés financières et à de fortes tensions sur la balance des paiements.
L’année 2023 n’a pas été un long fleuve tranquille. Les gens ont beaucoup souffert de désagréments à la limite du supportable. Les médicaments, la farine, le pain, le sucre, le lait, le riz… ont, à un moment ou un autre, fait défaut, provoquant un véritable dérèglement social et sociétal. La guerre russo-ukrainienne a mis le feu aux poudres et enflammé les cours des céréales et du carburant, qui participent pour près des ¾ de nos importations. La suite s’inscrit dans les statistiques de notre balance des paiements et des dépenses d’intervention et de subvention. Ce brusque désordre mondial tombe au plus mauvais moment… Il survient à l’heure où le pays est confronté à d’énormes difficultés financières et à de fortes tensions sur la balance des paiements. Ses effets sont décuplés par la persistance de la sécheresse et la chute de la production nationale de pétrole et de gaz. Le recours à l’emprunt, à moins d’un accord avec le FMI, devient problématique. Les ressources extérieures se font rares, faute d’agressivité commerciale sur les marchés tiers. Au même moment, les besoins d’importations pulvérisent tous les records et ne connaissent pas de limites. Les agences de notation ne sont pas en reste ; elles jettent même de l’huile sur le feu en agitant le spectre du défaut de paiement. Les fournisseurs étrangers craignent pour leur argent et s’interdisent toute facilité de paiement, comme s’il s’agissait d’un Etat failli. Il ne reste plus qu’à pratiquer la politique de nos maigres moyens, au prix de difficiles contorsions financières et de réduction drastique des importations -sans discernement- devenues la principale variable d’ajustement. Il n’en faut pas plus pour ranimer le ballet des spéculateurs.
La manne céleste des précipitations de fin d’année est un bon présage pour les prochaines récoltes. De quoi effacer l’image d’une gestion chaotique des pénuries pour le moins humiliante. On ne mesurait pas le confort de l’abondance quand la machine productive carburait à plein régime.
La manne céleste des précipitations de fin d’année est un bon présage pour les prochaines récoltes. De quoi effacer l’image d’une gestion chaotique des pénuries pour le moins humiliante. On ne mesurait pas le confort de l’abondance quand la machine productive carburait à plein régime. On connait aujourd’hui le prix des pénuries qui nous font tant souffrir. On avait toutes les raisons de croire, en tout début d’année, que 2023 allait tourner la page d’une décennie de dérive politique et de désastre économico-financier. Qu’elle serait une année charnière, celle de toutes les ruptures et de tous les espoirs. Le Président de la République Kaïs Saïed avait sonné le tocsin et brandi le fameux « compter-sur-soi » pour briser le cercle vicieux de l’endettement qui n’aura servi qu’à nous exonérer d’effort et de travail. Nous avons vécu, pendant plus de 10 ans, au-dessus de nos moyens, sans que cela profite aux équipements de base, à l’extension et au renouvellement de nos capacités de production. Nous avons épuisé notre capital crédit et dilapidé la sympathie que nous avait value le choc de la démocratie. Nous sommes arrivés à un stade où il fallait chaque année un surcroît d’endettement pour pouvoir rembourser les crédits antérieurs. C’est sans conteste le pire des scénarios.
L’appel réitéré du Président de la République ne semble pas avoir été entendu. Pas même par le gouvernement, contraint et forcé d’arpenter les sentiers battus de l’endettement extérieur. C’est l’un des principaux enseignements des lois de finances 2023/2024. A cette précision près que sur les 4 milliards d’euros d’emprunts prévus pour l’année qui s’annonce – un record -, près de 3 milliards sont encore d’origines inconnues. Le pays suscite-t-il autant d’appréhension dans le monde et auprès des marchés ? La question mérite d’être posée. Mais la vraie question reste de savoir si la rhétorique du « compter-sur-soi » nous expose au final à de sérieux revers, en alourdissant le poids de la dette.
Compter sur soi, qui n’y souscrit ? D’autant que la question interpelle l’exécutif et signifie vision d’avenir, volontarisme, obligation de réformes, patriotisme économique et surtout réhabilitation de la valeur travail. La vérité est qu’on ne discerne pas bien la lumière du bout du tunnel. En 2023, la croissance est atone, beaucoup moins forte que prévu ; elle atteindra au mieux 0,9%, donc en deçà même du croît démographique, laissant ainsi en jachère d’immenses gisements de croissance en infrastructures, énergies renouvelables et technologies émergentes.
Le compter-sur-soi est plus que jamais d’actualité. Ce cri de ralliement retrouve une tout autre tonalité, davantage de sens, de valeur, au regard des nouveaux enjeux économique, géopolitique et moral.
Le compter-sur-soi est plus que jamais d’actualité. Ce cri de ralliement retrouve une tout autre tonalité, davantage de sens, de valeur, au regard des nouveaux enjeux économique, géopolitique et moral. L’opinion publique arabe s’est rarement sentie aussi humiliée et méprisée par un Occident arrogant, injuste et dominateur. Dans la tragédie de Gaza, il passe maître dans l’art du double standard, des deux poids et deux mesures. On ne pouvait imaginer, même averti par les leçons du passé, un tel degré d’hypocrisie, de cynisme et de déni de la part de prétendues démocraties occidentales qui se disent dépositaires de valeurs universelles. Elles sont complices – quand elles ne sont pas les auteurs – de crime de guerre et de génocide, visant l’extermination de la Palestine et des Palestiniens qu’Israël veut rayer de la carte du monde. L’enfer de Gaza a fait à ce jour plus de 22 000 victimes et trois fois plus de blessés. Silence, on tue femmes, enfants et journalistes, sans que l’Occident, l’inconditionnel allié d’Israël, qui fournit fonds, armes, munitions et assis- tance, s’en émeuve. L’Etat d’Israël, dernier bastion du colonialisme mondial, qui fait fi de toutes les résolutions des Nations unies, n’en est pas moins la tête de pont de l’Occident à l’idée de maintenir un droit de regard et de régner par procuration sur une région qui ne semble pas du reste acquise à la cause palestinienne. Il ne lui déplairait pas, au-delà des apparences, que le martyre de Gaza soit le dernier clou dans le cercueil palestinien. C’est à se demander d’ailleurs si cette guerre n’a pas sonné le glas de la Ligue arabe, qui aura vécu. Pour les autres, qu’Israël se livre à un holocauste qui dépasse en horreur celui provoqué en leur temps par les nazis allemands ne semble guère les indisposer ni heurter une conscience à géométrie variable.
Les Israéliens peuvent gagner toutes les guerres, au regard des rapports de forces ; ils ne gagneront jamais la paix. Cela ne doit pas échapper à leurs mentors qui évoquent la solution des deux Etats sans y croire vraiment et sans rien faire pour infléchir l’attitude belliqueuse du boucher de Gaza. Quoi qu’il en soit, il est des drames et des injustices qui ne s’oublient pas. Raison de plus pour faire « du compter-sur-soi » une seconde religion.
En 2023, le cri du cœur du Président n’a pas trouvé beaucoup d’écho. L’intention est bonne ; il y manqua la volonté politique et l’adhésion de tous les intervenants. Pour donner corps à une véritable politique de redressement économique.
En 2023, le cri du cœur du Président n’a pas trouvé beaucoup d’écho. L’intention est bonne ; il y manqua la volonté politique et l’adhésion de tous les intervenants. Pour donner corps à une véritable politique de redressement économique. L’émergence n’est plus une option, c’est une ardente obligation si l’on veut exister dans la nouvelle géographie économique mondiale. Sans quoi, on verra s’aggraver les déficits, les déséquilibres, les fractures sociales et régionales avec pour seule perspective le déclin industriel et le décrochage économique.
Puissions-nous en 2024 faire ce qui n’a pu l’être en 2023, pour se donner plus d’air et davantage de raison d’espérer ! La route est encore longue et le chemin est escarpé. Les situations de déficit, de pénuries et le climat délétère qui nous ont fait tant souffrir humainement et moralement doivent servir d’électrochoc pour sonner le réveil et remettre l’ouvrage sur le métier avec plus de détermination, de résolution, de courage et de foi dans l’avenir. Saurions-nous en 2024 stopper la glissade et inverser la courbe de croissance qui nous place à la traine du Continent, loin derrière nos voisins maghrébins ? Nous en sommes capables. Alors, si l’on peut, on doit.
Nous avons trop souffert en 2023 du réchauffement climatique pour ne pas engager au plus vite la transition écologique et énergétique. Nous n’avons d’autre choix que de lutter contre le stress hydrique en nous servant d’énergie propre, décarbonée et bon marché pour recycler les eaux usées, dessaler l’eau de mer pour assurer la pérennité de notre agriculture et relancer la compétitivité de nos entreprises. L’énergie photovoltaïque qui fait de nous le dernier de la classe des pays arabes, pourtant producteurs de pétrole, relève de notre sécurité nationale. La transition énergétique, principal levier de la croissance, est le garant de notre souveraineté.
Il ne peut y avoir de croissance forte, durable et inclusive sans une politique de grands travaux à la charge de l’Etat ou en PPP. Il en fut ainsi dans l’histoire des nations qui sont aujourd’hui sur le toit de l’économie mondiale
Il ne peut y avoir de croissance forte, durable et inclusive sans une politique de grands travaux à la charge de l’Etat ou en PPP. Il en fut ainsi dans l’histoire des nations qui sont aujourd’hui sur le toit de l’économie mondiale. Les investissements publics d’avenir stimulent et entrainent les investissements privés. Ils tirent vers le haut l’ensemble de l’économie, sans que l’Etat soit forcément aux commandes d’entreprises en situation de concurrence. Il a mieux à faire pour légiférer, assurer protection et régulation et créer les conditions d’expansion économique et de justice sociale. Il y a besoin en 2024 d’étendre notre réseau autoroutier, de moderniser les voies ferroviaires et d’agrandir nos capacités portuaires et aéroportuaires. Oser invoquer le port en eau profonde d’Enfidha dont on parle depuis plus de deux décennies revient à se couvrir de ridicule. Si l’endettement extérieur doit se poursuivre, ce qui n’est nullement proscrit, alors formons le vœu que les nouveaux prêts serviront à doter le pays d’une infrastructure et d’un écosystème propres à la création d’entreprises, à la relance de l’investissement et au retour de la croissance.
Le passif est lourd et les difficultés financières sont tellement contraignantes qu’il serait difficile de remonter toute la pente en 2024, qui portera jusqu’au bout les stigmates de 2023. L’essentiel est de s’y engager résolument, d’ouvrir au plus vite les principaux chantiers de réformes par lesquelles la croissance arrive. 2024 doit être l’année de la reconquête au sens plein du terme pour récupérer notamment les marchés et les espaces de production, d’innovation et de créativité perdus ou laissés de côté. On voudrait que 2024 soit, au regard de l’intérêt national, l’année où l’on verra se renouer et se renforcer le fil du dialogue social, de la réconciliation, de la confiance, de la solidarité et de la concorde nationale. La confiance est ce que nous avons de plus précieux. C’est de loin le plus important facteur de production. A elle seule, elle peut soulever des montagnes et fournir toute l’énergie qu’il faut pour aller jusqu’au bout de notre potentiel de croissance, bannir à l’avenir toute situation de pénurie, monter en grade chez les agences de notation et les marchés et améliorer notre rang dans le monde. Ce n’est pas le moindre des défis qu’il nous faudrait relever. Notre souveraineté est à ce prix. Bonne et heureuse année 2024.
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 885 du 3 au 17 janvier 2024