Le déclin, depuis 2011, du secteur industriel (industries manufacturières et non manufacturières des mines et de l’énergie) est inédit et traduit un véritable processus de désindustrialisation.
Après avoir décrit brièvement ce processus et estimé le manque à gagner qu’il a engendré, nous proposerons d’y faire face par la relance des politiques sectorielles à travers l’établissement de pactes de compétitivité. Nous soulignerons enfin que cela est d’autant plus impératif que de nouvelles opportunités s’offrent à la Tunisie au niveau international.
I-DECLIN DU SECTEUR INDUSTRIEL : Un véritable processus de désindustrialisation
I-1-Secteur des industries manufacturières : Une cassure de la dynamique historique de croissance industrielle Depuis l’Indépendance et jusqu’en 2010, les industries manufacturières tunisiennes ont connu une croissance soutenue, même si les évolutions auraient pu être plus rapides, notamment en termes de progrès technologiques et de développement régional.
Cependant, depuis 2011, ce secteur a, certes, fait preuve d’une certaine résilience et ne se s’est pas effondré comme les industries non manufacturières des mines et de l’énergie, mais il a néanmoins stagné, provoquant une cassure de la dynamique historique de croissance industrielle continue durant les cinq décennies 1960 – 2010.
En effet, nos exportations de biens vers l’UE doublaient voire triplaient et plus au cours de chacune de ces cinq décennies. Malheureusement, de 2011 à 2022, nos exportations vers l’UE (76% du total) ont stagné entre 9,6 et 10,2 milliards d’euros, tandis que le Maroc, que nous dépassions en 2010, a plus que doublé les siennes de 7,8 milliards d’euros en 2010 à 18 milliards d’euros en 2022.
Ainsi, en 12 ans, nous avons perdu le tiers de notre part du marché de l’UE, passée de 0,6% en 2010 à 0,4% en 2022. Alors que le Maroc a augmenté sa part de 40% durant la même période : 0,5% en 2010 à 0,7% en 2022.
D’autre part, entre 2010 et 2022, l’investissement déclaré du secteur manufacturier a connu une baisse de 27% à prix courants et de l’ordre de 50% à prix constants. La part de ces investissements dans le PIB passant de 5% à 2% au cours de cette période.
I-2- Secteur de l’énergie : Perte de notre souveraineté énergétique
Le secteur énergétique connait, depuis 2011, une très forte détérioration de tous ses indicateurs. Ainsi, le taux d’indépendance énergétique est passé de 95% en 2010 à 52% en 2021.
Sans prendre en compte le déficit de l’année 2022 (- 9667 millions de dinars), année exceptionnelle par l’envolée du prix du baril, le déficit énergétique entre 2010 et 2021 a été multiplié par 11 en dinar et par 6 en euro, atteignant 5538 millions de dinars en 2021 (1760 millions d’euros) contre 483 millions de dinars (300 millions d’euros) en 2010. Et ce n’est pas la hausse de la consommation, ni le prétendu épuisement des ressources qui expliquent cette situation. C’est l’effondrement du nombre de permis valides et du nombre de puits forés qui a entraîné la chute de la production (de 7,9 MTEP en 2010 à 4,7 MTEP en 2022). En effet, si la consommation a augmenté d’environ 1 million de TEP, la production a chuté de plus de 3 millions de TEP, le nombre de permis valides passant de 52 à 16 permis et le nombre de puits forés de 38 puits par an à 1 ou 2 puits par an depuis 12 ans.
I-3-Secteur des phosphates : Un secteur sinistré
La situation du secteur des phosphates, dramatique sur tous les plans, est inédite depuis des siècles dans l’histoire des secteurs miniers dans le monde.
Ainsi, la production de phosphates en Tunisie est passée de 8,2 millions de tonnes en 2010 à 3,6 millions de tonnes en 2022. Cette chute brutale date de l’année 2012, pour ne plus se relever depuis, du fait de la déstructuration des systèmes de production et de transport.
En outre, les plus de 10.000 emplois fictifs créés dans «l’environnement» (pratiquement autant que les effectifs réels du groupe chimique) ont grevé lourdement le budget du groupe et perturbé gravement le marché du travail dans les régions concernées, détruisant la valeur travail et rendant très difficiles les recrutements dans le reste des activités puisque les emplois fictifs sont payés l’équivalent de 2 SMIG par mois sans aucune prestation.
Manque à gagner de cette désindustrialisation
Ainsi, une projection a minima des tendances passées aurait permis un supplément d’exportations manufacturières de l’ordre de 6 milliards d’euros en 2021, soit près de 2 milliards d’euros en net des importations. Si l’on ajoutait le manque à gagner en termes d’exportations des secteurs énergie/ phosphate, estimé à 2 milliards d’euros, nous aurons un manque à gagner global de la désindustrialisation de l’ordre de 4 milliards d’euros, soit les deux tiers du déficit commercial enregistré en 2021.
Le manque à gagner cumulé sur 11 ans (2011-2021) est estimé à 25 milliards d’euros, soit l’essentiel du surplus d’endettement public sur la période.
II- FAIRE FACE A LA DESINDUSTRIALISATION PAR DES PACTES SECTORIELS DE COMPETITIVITE
Ce processus de désindustrialisation conduirait progressivement la Tunisie à ne plus être partie prenante du monde de la création de valeur pour devenir un acteur passif de la division internationale du travail, un simple consommateur et importateur.
Il est donc impératif de faire face à cette situation, surtout que les crises du Covid et de l’Ukraine ont eu un impact sur les chaînes d’approvisionnement et les processus de production au niveau international.
D’où l’orientation prise par les pays européens de renforcer leur souveraineté technologique, notamment par la relocalisation d’une partie de leur production industrielle.
Cette relocation concernera, bien sûr, d’abord l’Europe, mais également son aire de proximité dont la Tunisie, qui dispose ainsi de nouvelles opportunités au moment où tout le monde redécouvre la centralité de l’industrie. Plusieurs très bons ouvrages traitent de l’illusion d’un avenir post industriel avec les mots clés de ré-industrialisation, relocalisation… J’en citerai de courts extraits :
« Depuis les années 80, les élites ont cru à un monde post industriel et rêvaient d’une entreprise sans usine, commettant l’erreur stratégique de ne pas voir qu’il s’agissait en fait du passage de la 2ème à la 3ème révolution industrielle ».
Ou encore : « On ne peut comprendre l’importance de l’industrie si l’on ignore le paradoxe des deux fois 80%. Alors que les services représentent 80% de nos économies, 80% des exportations mondiales de biens et services hors matières premières sont des exportations de produits industriels. De plus, l’industrie réalise 85% de la R&D mondiale ».
Et enfin : « La désindustrialisation n’est pas une question technique, mais elle est éminemment politique. Sans industrie, nous ne pourrons pas redresser notre commerce extérieur, accélérer la croissance et créer des emplois qualifiés ».
Dans ce contexte, la Tunisie doit impérativement procéder à la relance des politiques sectorielles, car la politique économique ne se réduit pas à la matrice du FMI qui ne représente qu’un aspect de cette politique. Esther Duflo, prix Nobel d’économie, disait : « La politique économique, c’est de la plomberie, elle ne peut se limiter à quelques mesures macroéconomiques, elle est plus complexe avec un grand nombre d’instruments fins, sectoriels ».
Or, dans ce que recommande le Fonds, il y a deux aspects: D’abord la maîtrise des dépenses publiques, vitale certes, même si on doit discuter du calendrier et des mesures, il y a tout le reste, que le FMI survole à peine, à savoir les politiques de relance des secteurs productifs. C’est au pays de traiter de ces questions dans la limite, évidemment, des contraintes budgétaires.
Mais les marges de manœuvre sont grandes, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Il est possible de faire de la relance à faible coût budgétaire. Des plans de relance avec des dizaines de mesures ont été proposés pour cela. Ces politiques de relance devront, en priorité, concerner des mesures visant à lever rapidement les entraves qui freinent le développement que les secteurs productifs et leurs filières ont très bien identifiées.
Ces mesures devraient être consignées dans des pactes sectoriels de compétitivité pour traduire l’engagement des parties prenantes dans le cadre d’une « République contractuelle ». L’Etat s’engagerait sur la mise en œuvre des politiques horizontales et sectorielles spécifiques. Les secteurs s’engageraient sur la réalisation d’objectifs d’emploi, d’investissement, d’exportation, de RSE…
Les contours d’une vingtaine de ces pactes étant déjà établis, il est certain que si la Tunisie se présentait, en rangs serrés sur la base de tels pactes, cela constituerait le choc de confiance recherché qui s’imposera tant sur le plan national que sur le plan international.
III- CONCLUSION : SAISIR LES OPPORTUNITES OFFERTES PAR LA NOUVELLE MONDIALISATION
Pour conclure, je dirais que la nouvelle mondialisation offre de nombreuses opportunités et ouvre un véritable boulevard devant la Tunisie.
En effet, avec le renchérissement des pays de l’Est, qui ont joué le rôle de premier partenaire industriel de l’Europe au cours des 30 dernières années, c’est aujourd’hui notre tour, pays du sud de la Méditerranée, d’accélérer le mouvement de renforcement de notre part dans ce partenariat amorcé en fait depuis longtemps.
Notre pays doit donc s’organiser pour saisir ces opportunités en mettant en œuvre les politiques économiques adéquates à même de permettre le développement de sa principale richesse : l’existence de milliers de chefs d’entreprises, véritables capitaines d’industrie, qui ont une connaissance approfondie des marchés internationaux et de centaines de milliers de cadres et d’employés qui ont une compétence reconnue.
Mais, il faudra faire vite et fort, car les pays concurrents se déploient activement. Et les enjeux sont colossaux. Si 10% des exportations chinoises vers l’UE étaient relocalisées, cela représenterait 55 milliards d’euros par an, soit près du double des exportations industrielles du Maghreb vers l’UE.
Analyse de l’économiste Afif Chelbi
Cette analyse est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 886 janvier 2024 spécial classement des entreprises