Selon l’agence Reuters, le gouvernement tunisien aurait sollicité de la Banque centrale de Tunisie (BCT) un financement direct exceptionnel d’une valeur de 7 milliards de dinars. Le hic, c’est que si cette information se révélait exacte, il faudrait au préalable modifier la loi 2016-35, en particulier son article 25 qui interdit expressément tout financement direct de l’Etat. Décryptage.
C’est un coup fatal porté au sacro-saint principe de l’indépendance de la Banque centrale de Tunisie (BCT) et une décision lourde de conséquences.
A quelques jours de la fin du mandat du gouverneur de la BCT, vénérable institution financière chargée de superviser les activités bancaires, de réglementer l’offre de monnaie, de maintenir la stabilité des prix et de promouvoir la croissance économique, la nouvelle que beaucoup d’économistes redoutaient vient de tomber. Ainsi, dans une news publiée lundi 30 janvier 2024 par l’agence anglaise Reuters, qui cite trois députés ayant choisi de rester dans l’anonymat, le gouvernement tunisien aurait sollicité de la Banque centrale un financement direct exceptionnel d’une valeur de 7 milliards de dinars. Et ce, pour combler le déficit du budget de cette année; eu égard à la rareté des financements extérieurs et aux difficultés auxquelles les finances publiques sont confrontées.
De plus, à en croire les révélations véhiculées par nos confrères d’African manager dans son édition du lundi 29 janvier en cours, le gouvernement demanderait « une facilité de trésorerie de pas moins de 7 milliards DT, remboursables sur dix ans, sans frais, c’est-à-dire sans taux d’intérêt, et avec même trois années de délai de grâce ».
Des signes qui ne trompent pas
S’il faut prendre cette information avec prudence, rigueur professionnelle oblige, et en attendant qu’une source officielle veuille prendre la peine d’éclairer nos lanternes sur ce sujet; il n’en demeure pas moins qu’il y a des signes qui ne trompent pas.
Primo : le conseil ministériel, présidé par le chef du gouvernement, a approuvé, jeudi 25 janvier 2024, un projet de loi sur l’approbation d’une « autorisation » permettant à la BCT d’accorder des facilités à la trésorerie générale. Sachant que le budget de 2024 prévoit un besoin en financement de 28 708 millions de dinars, dont 18 063 millions de dinars en endettement. Soit un déficit de 10 644 millions de dinars.
Traduisez : une fois ce projet de loi approuvé par l’ARP, le gouvernement n’aura plus besoin de passer par les banques pour boucler son budget, mais de puiser directement dans les caisses de la Banque des banques.
Secundo : dans la foulée, le gouvernement vient de déposer, mardi 30 janvier 2024, une demande auprès de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) visant à « accélérer » l’examen de ce projet de loi.
Pour mettre tout le monde devant le fait accompli et éviter un débat public sur ce sujet brûlant?
En effet, selon Ridha Dalaï, président de la commission d’organisation administrative, développement, digitalisation, gouvernance et lutte contre la corruption au sein de l’Assemblée des représentants du peuple- cité par notre collègue Hamza Marzouk mercredi 30 janvier sur le site l’Economiste maghrébin- le bureau du Conseil de l’ARP s’est réuni de manière « exceptionnelle » lundi dernier. Et ce, pour examiner le projet de révision de la loi sur la Banque centrale avant de le renvoyer à la commission financière.
« Ce qui est présenté au Parlement vise à maintenir l’indépendance de la BCT, en lui permettant de fournir une partie du financement du budget, sans réellement porter atteinte à son indépendance », s’est réjoui sans rire M. Delaï.
Tertio : depuis quelques mois, une campagne de dénigrement est systématiquement menée sur la Toile par des voix qui se proclament proches du processus 25Juillet et qui ne cachent pas leur hostilité à l’indépendance de la BCT. Sous prétexte que les banques qui prêtent à l’Etat dégagent des bénéfices exorbitants. Alors, pourquoi ne pas s’abreuver directement à la source?
A première vue, l’argument parait pertinent, sauf que ce ne sont pas les banques commerciales et privées qui fixent les taux de remboursement, mais la BCT elle-même. Nuance.
Quarto : Le président de la République, Kaïs Saïed n’avait-il pas affirmé, lors d’une visite effectuée le 8 septembre 2023 au siège de la Banque centrale de Tunisie où il s’est entretenu avec le gouverneur Marouane El Abassi et la vice-gouverneur, Nadia Gamha, que « l’autonomie de la Banque centrale ne veut pas dire son indépendance de l’État. Il doit y avoir une harmonie avec les politiques de l’État. L’autonomie est en rapport avec les politiques monétaires; mais cela ne peut être valable pour le budget de l’État ».
De plus, citant les dispositions de l’article 25 du statut de la BCT de 2016, le chef de l’Etat a également déploré que « l’État ait recours aux banques commerciales pour emprunter et les rembourser avec des intérêts au détriment du citoyen » ? C’est clair et net!
Gare à franchir le Rubicon
Alors, in fine, le Parlement, qui examinera le projet de loi portant sur le financement partiel du budget de l’Etat par la BCT, franchira-t-il le Rubicon. Et notamment en modifiant préalablement la loi 2016-35, en particulier son article 25, la quintessence de l’indépendance de la Banque centrale. Lequel interdit tout financement direct de l’Etat? Ce serait de l’avis de la majorité des experts un saut périlleux dans l’inconnu et une porte ouverte aux dérapages macro-économiques dont les conséquences à moyen et à long termes sont imprévisibles.