Le mérite des visites inopinées effectuées par le président de la République est incontestablement de relancer le vieux débat sur le rôle de l’Etat dans l’économie. Car ce débat, qui dure depuis l’Indépendance et qui n’a jamais trouvé de solution définitive, est redevenu d’actualité, surtout depuis que le FMI a voulu imposer aux différents gouvernements, au moins à partir de 2011, de privatiser les entreprises publiques car elles constituent depuis quelque temps une charge très lourde pour le budget de l’Etat.
Gravement déficitaires, pour la plupart, incapables de se réformer toutes seules pour répondre aux besoins du marché, croulant sous les dettes, gravement paralysées par une surcharge du personnel, mal gérées depuis longtemps, elles constituent désormais un facteur de blocage pour toute réforme sérieuse de notre économie nationale.
Acquis ou signe d’archaïsme ?
La question est loin d’être tranchée, car jamais le pays ne s’est donné les moyens de faire un bilan objectif de ce qu’on a coutume d’appeler la « période socialiste ». Même les historiens de l’économie sont divisés à ce sujet.
Dans un colloque organisé par l’Institut de l’Histoire nationale de l’Université de La Manouba, et après trois communications sur le sujet données par des historiens spécialisés dans cette période de l’histoire nationale et en présence de quelques personnalités politiques de premier plan, comme l’ex-président de la République, Mohamed Ennacer, et quelques responsables gouvernementaux de l’époque, ainsi que des militants destouriens, bensalhistes, syndicalistes ou de gauche, les avis étaient tellement divergents que l’on se croirait encore dans les années soixante, tellement la question a été un enjeu idéologique et politique.
En réalité, dès qu’on aborde la question des entreprises publiques, tout le monde dégaine, comme s’il s’agissait d’une question religieuse.
Par un retour d’Histoire, cette question est remise aujourd’hui sur la table par le chef de l’exécutif lui-même et non par les quelques historiens autorisés parce que spécialisés. La preuve que la question n’a jamais été résolue. Même à l’époque de Ben Ali, où le néolibéralisme avait commencé à s’affirmer comme idéologie de l’Etat, la résistance était grande, non chez une partie des élites politiques seulement, mais aussi chez une grande partie de la population.
Une théorie avait fait irruption dans les milieux politiques tunisiens dans les années 2000, selon laquelle l’Etat ne doit pas céder les secteurs stratégiques aux privés et, en contrepartie, se désengager des secteurs concurrentiels.
Dès qu’on entend parler de privatisation, on pense tout de suite qu’il y a anguille sous roche et que, quelque part, des magouilles se trament pour pousser ces entreprises publiques à faire faillite pour les racheter presque au millime symbolique. Ce qui n’était pas forcément une paranoïa générale, car il est sûr que beaucoup de magouilles et de coups bas ont accompagné la privatisation de certaines grandes entreprises, mais ce dont on est sûr, c’est que le trésor de guerre équivalent à 6 milliards de dinars laissé par Ben Ali lors de son « départ précipité » provient essentiellement de la vente de ces entreprises.
De toute façon, si certains se sont servis au passage, il revient à la justice et seulement à elle de condamner les délinquants et non pas à la vindicte populaire.
Une théorie avait fait irruption dans les milieux politiques tunisiens dans les années 2000, selon laquelle l’Etat ne doit pas céder les secteurs stratégiques aux privés et, en contrepartie, se désengager des secteurs concurrentiels.
Ainsi, les mines, l’énergie et précisément la STEG, la distribution de l’eau (Sonede), les chemins de fer, mais jamais une liste précise n’a été annoncée. Par contre, les cimenteries, les télécoms et d’autres sociétés de services, comme les banques, ont vu l’introduction de capitaux privés même étrangers.
Les résultats sont là, car pour la plupart, ces sociétés ont été sauvées de la faillite et même qu’elles sont devenues bénéficiaires et concurrentielles.
L’entreprise publique n’est donc pas le mal absolu comme l’entreprise privée n’est pas toujours dirigée par des exploiteurs sans vergogne et de méchants capitalistes. Une entreprise publique n’est pas forcément archaïque comme elle n’est pas toujours un acquis qu’il faut préserver coûte que coûte, quitte à ruiner la trésorerie de l’État.
Deng Xiaoping, le dirigeant chinois que Mao avait éliminé, avant qu’il ne revienne au pouvoir et qui est le père de la réforme économique chinoise, avait lancé un dicton qui est devenu presque un proverbe : « Peu importe que le chat soit blanc ou noir, pourvu qu’il chasse la souris ! ». Du pur Confucius !
Le résultat d’une acceptation de l’économie de marché a fait de la Chine la deuxième puissance économique après les USA. Pourtant, c’est toujours le parti communiste qui dirige le pays. Et les entreprises d’État chinoises sont devenues carrément des géants de l’économie mondiale dans tous les secteurs.
L’entreprise publique n’est donc pas le mal absolu comme l’entreprise privée n’est pas toujours dirigée par des exploiteurs sans vergogne et de méchants capitalistes. Une entreprise publique n’est pas forcément archaïque comme elle n’est pas toujours un acquis qu’il faut préserver coûte que coûte, quitte à ruiner la trésorerie de l’État.
On baigne toujours dans les idéologies
Le problème en Tunisie est que dès qu’un dossier est ouvert, les idéologues et les politicards s’en emparent et devient objet de surenchères. Et on part souvent dans de grosses querelles et des accusations sans qu’on ne débatte du fond. Personne, jusqu’à maintenant, ne nous a expliqué pourquoi il faut garder ces entreprises publiques qui alourdissent le déficit budgétaire, et encore plus comment il faut faire pour les sauver et les réformer. Même l’UGTT, qui s’est toujours opposée à toute privatisation, n’a fait que nous rappeler que ces entreprises sont la propriété « du peuple » et qu’il ne faut pas mettre au chômage les employés qui risquent d’êtres licenciés.
En attendant, l’État continue à financer ces entreprises obsolètes. Mais ce qu’on croyait être la position de quelques groupuscules de gauche et de syndicalistes idéologisés est désormais une idéologie de l’État. Par pic contre le FMI ou par excès de souverainisme ? Soit ! Mais qu’on nous explique comment on peut sauver un corps moribond ? D’ailleurs, certaines entreprises sont devenues invendables même au millime symbolique. Faut-il rappeler que ce sont les contribuables qui continuent à payer leurs déficits chroniques.
Être de droite ne signifie pas forcément un soutien inconditionnel de la privatisation. D’ailleurs, gauche et droite n’ont plus aucune signification dans une économie mondialisée.
Toutefois, l’occasion se présente maintenant d’ouvrir un débat sérieux, chiffres à l’appui. En voulant sauver des emplois à tout prix, on finira par en perdre beaucoup plus.
Pourquoi par exemple continuer à financer à perte une régie de tabac là où le pays n’a aucune plantation de tabac et qu’il est importé à coup de devises ? Quel est l’intérêt du pays dans cette affaire ? Surtout que ce sont les réseaux de la contrebande qui en profitent scandaleusement au vu et au su de tout le monde ?
Autant il est peut-être judicieux de sauver l’usine de cellulose de Kasserine (SNCPA), car le papier fabriqué provient d’une culture locale et est totalement écologique, quoique, quelle que soit sa situation, on continuera à importer du papier pour les journaux et les livres.
Il est donc impératif d’étudier au cas par cas la situation financière de ces entreprises et de décider de leur sort, loin de toute idéologie ou arrière-pensée politique. Etre de gauche par exemple n’est pas synonyme de nationalisation ou pour l’étatisme des années soixante. Être de droite ne signifie pas forcément un soutien inconditionnel de la privatisation. D’ailleurs, gauche et droite n’ont plus aucune signification dans une économie mondialisée. Même si un retour à l’étatisme ou au capitalisme d’État se profile à l’horizon, cela ne pourra pas garantir un retour aux grands équilibres économiques, car on est déjà dans le système économique mondial qui, lui, ne pardonne pas. Le choix n’est donc plus permis, souveraineté ou pas.