C’est une crise silencieuse qui sévit depuis 2021 entre l’Algérie et les Émirats arabes unis, mais qui vient de prendre une tournure plus hostile avec la récente émergence du dossier sensible de la supposée mainmise émiratie sur l’industrie du tabac algérien. Explications.
Rien ne va plus entre l’Algérie et les Émirats arabes unis. En effet, tout a commencé par un communiqué publié le 10 janvier 2024 par le Haut Conseil de sécurité – instance présidée par le chef de l’État Abdelmadjid Tebboune et composée des plus hauts responsables de la présidence, du gouvernement, de l’armée, des services de sécurité et du renseignement – dans lequel Alger exprimait « ses regrets concernant les agissements hostiles à l’Algérie, émanant d’un pays arabe frère ». Même si « le pays arabe frère » n’a pas été nommé expressément, tout le monde aura compris qu’il s’agit de la riche monarchie du Golfe, laquelle se mure pour l’instant dans un silence assourdissant.
Campagne médiatique orchestrée
Depuis, les médias algériens s’en sont donnés à cœur joie. Ainsi, un journal proche du pouvoir publie une information selon laquelle « quatre espions émiratis œuvrant notamment pour le Mossad » ont été arrêtés à Alger ; un autre « révélait » l’expulsion « imminente » de l’ambassadeur des Émirats, les deux informations ont été aussitôt démenties par les Affaires étrangères algériennes.
Pour sa part, le site TSA évoquait « la livraison récente d’un système d’espionnage au Maroc avec comme cible prioritaire l’Algérie », ajoutant qu’« en plus de son soutien au Maroc pour espionner l’Algérie, les Émirats arabes unis exercent une « pression terrible » sur la Mauritanie pour reconnaître Israël ».
Pour certains médias, Abou Dhabi, qui a normalisé ses relations avec Israël, œuvre à « faciliter l’implantation diplomatique d’Israël en Afrique », en multipliant les « pressions sur Tunis, Nouakchott et même Tripoli ».
Des accusations, selon les observateurs, qui ne s’appuient sur aucune preuve tangible ou sérieuse enquête journalistique mais qui traduisent le malaise persistant qui sévit entre les « deux pays frères ».
Griefs
Toutefois, les griefs algériens contre les Émirats ne sont pas tous imaginaires. Ainsi, le journal arabophone El Watan rappelle le rejet d’Abou Dhabi de la candidature, en 2022, de l’ex-chef de la diplomatie algérienne, Sabri Boukadoum, au poste d’envoyé spécial de l’ONU en Libye.
Le média algérois rappelle également que les Émirats arabes unis ont annoncé, lors de la visite du roi Mohammed VI à Abou Dhabi en décembre 2023, plusieurs projets d’investissement au Maroc, dont certains se situent dans « les territoires occupés du Sahara occidental. Une manière d’attaquer l’Algérie qui soutient le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination ».
Au final, El Watan pointe aussi le fait que les Émiratis « ont également annoncé leur appui financier et technique à la réalisation du gazoduc Maroc-Nigeria. Là encore, ce projet extrêmement coûteux et difficilement réalisable est fait pour contrarier un autre projet de gazoduc devant relier le Nigeria à l’Algérie via le Niger pour alimenter l’Europe ».
Pis. La radio publique algérienne a pour sa part rapporté qu’« un budget de 15 millions d’euros a été débloqué par les Émirats arabes unis au profit du Maroc, pour financer des campagnes médiatiques subversives ciblant l’Algérie, le Mali et le Niger ».
Géopolitique
Mais que se cache en réalité derrière cette campagne médiatique contre la puissante monarchie pétrolière ? D’évidence, les motifs de la brouille entre les deux pays sont d’ordre géopolitique sur fond de profondes divergences sur les dossiers régionaux. En l’occurrence : la normalisation avec Israël, le rapprochement de plus en plus important des Émirats avec le Maroc, sans oublier le dossier libyen où Abou Dhabi soutient le maréchal Haftar, l’homme fort de l’Est libyen, alors qu’Alger soutient Tripoli. Contrairement à l’Algérie, les Émirats soutiennent activement le maréchal Haftar.
Soupçons
Autre signe de la détérioration des relations entre les deux pays : la supposée mainmise émiratie sur l’industrie du tabac algérien.
Retour en arrière. La Société nationale algérienne des tabacs et allumettes (Snta), pourtant fort rentable, conclut en 2005 un accord avec un consortium émirati. Avec un investissement émirati de 30 millions de dollars, la joint-venture dénommée Société des tabacs algéro-émiratie (Staém) a pour objectif de fabriquer, en Algérie, des cigarettes de marques internationales. Le but étant de développer les capacités de la société de tabac et faire de l’Algérie un exportateur de produits tabagiques vers l’Europe et l’Afrique et de mettre fin à la contrebande qui concerne ce genre de tabacs.
Le capital de la Staem était constitué à 49% pour la Snta, 49% pour un fonds d’investissement émirati ; les 2% restants ont été attribués à Sofinance (une société financière qui appartenait au ministère des Finances).
Or, quelques mois plus tard, les 2% de Sofinance ont été cédés au fonds émirati qui devient par conséquent majoritaire dans la société mixte, avec 51% des parts et qui contrôle de facto le cœur de l’entreprise. Une opération qui a été à l’époque dénoncée par la SG du Parti des travailleurs, Louisa Hanoune, comme «bradage» d’un fleuron de l’industrie publique, en l’occurrence la Snta.
Pour rappel, la semaine dernière, le ministère algérien de la Justice a demandé la suspension de la conclusion de contrats avec l’entreprise algérienne United Tobacco Company (UTC) et la Société des tabacs algéro-émiratie (Staém).
Selon le quotidien Echorouk, organe proche du pouvoir algérien, cette mesure se justifie par « le mécontentement des autorités algériennes envers la partie émiratie en raison de son non-respect des engagements pris dans l’accord signé en 2005 ».
Le journal évoque également « l’existence d’un soupçon de contrebande de millions de dollars dans le secteur du tabac et leur transfert à l’étranger, ce qui a coûté à l’Algérie des pertes de plusieurs milliards pendant plus de 20 ans ».