Teddy Soobramanien, directeur général du Conseil des entreprises du COMESA, était en visite en Tunisie pour participer aux Journées de l’entreprise. Nous l’avons rencontré. Au cours de notre entretien, nous sommes revenus sur cette visite, sur la séance de travail qu’il a eue avec l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA). Nous avons longuement parlé des opportunités qu’offre le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), des problèmes qu’il rencontre et de son poids dans un échiquier géopolitique en mouvement. Beaucoup d’informations. A retenir surtout que la Tunisie aura tout à gagner à renforcer sa présence au sein du COMESA, sauf qu’il reste beaucoup de travail à faire pour y parvenir.
Pour commencer, comment se porte aujourd’hui le COMESA ?
Lorsqu’on parle du COMESA, on parle là d’un grand marché de 600 millions d’habitants, de 11 millions de km2. On parle d’exportations d’une valeur de 204 milliards, de 200 milliards de dollars d’importations. Pourtant, en termes d’échanges entre les pays du COMESA, le chiffre n’est que de 14 milliards de dollars. C’est très peu. C’est là un des problèmes du CO-
MESA.
Comment expliquez-vous cela ?
Il y a beaucoup de facteurs. Il y a d’abord un manque d’informations. Il y a aussi et surtout un manque de logistique, en plus du problème des douanes, des visas, de la langue, de la reconnaissance des diplômes… Je vous donne un exemple. Je suis venu en Tunisie de Zam-
bie, avec une délégation zambienne et malawienne. Même si moi même, natif de l’Ile Maurice, je n’avais pas besoin de visa, pour la délégation, c’était plus difficile. Il y a eu un problème de visas énorme. Une fois résolu, le problème des visas, il y a eu le problème de connexion aérienne. Il fallait passer par Dubaï pour venir en Tunisie. Un long voyage de deux jours, qu’on ne peut se permettre qu’une ou deux fois dans l’année. Pour un homme d’affaires qui doit faire ce trajet une ou deux fois par semaine, cela parait bien difficile. Il préférera aller en Turquie, par exemple, ce sera plus rentable. C’est vrai qu’au niveau du COMESA, on est en train de travailler sur un corridor. Mais il faudra aussi améliorer le système des douanes et des contrôles aux frontières. Il y a beaucoup de barrières tarifaires. Le COMESA y travaille, notamment en termes d’harmonisation des normes. Mais il reste beaucoup à faire pour améliorer le commerce interrégional.
ceretes, reste beaucoup à faire, mais les potentialités existent. Je prends l’exemple de la Tunisie. Elle a beaucoup à offrir à l’Afrique en termes d’industrie pharmaceutique. L’industrie pharmaceutique tunisienne peut investir dans certains pays africains. Voilà une bonne niche à explorer, faut-il encore avoir l’information. C’était d’ailleurs l’un des thèmes dont j’ai discuté avec l’UTICA : voir comment le Business Council, que je représente, peut aider les hommes d’affaires tunisiens à effectuer des missions dans la région du COMESA.
Pour la Tunisie, vous venez d’évoquer l’industrie pharmaceutique. Il y a d’autres filières à explorer. Il y a le secteur des soins et celui de l’enseignement.
En effet. Prenons le secteur des soins. Outre le tourisme médical, il y a surtout le partage des connaissances qui peut être intéressant. La Tunisie peut aider la Zambie, par exemple, à développer ce secteur en partageant son expertise en la matière. Justement, au COMESA Business Council (CBC), on offre la possibilité de partager cette expertise. Pareil pour l’enseignement. En Tunisie, le niveau d’éducation
est assez élevé, notamment en ce qui concerne la digitalisation. C’est aussi une niche qu’on peut développer.
Vous avez évoqué un certain nombre de problèmes qui bloquent les échanges entre les pays du COMESA. Il y a
aussi le problème des transferts d’argent, de la circulation des devises.
Vous évoquez un grand problème sur lequel le COMESA Business Council travaille. On a, au COMESA Business Council, un projet nommé « digital fi nancial inclusion » (inclusion fi nancière numérique). L’idée du projet est venue du fait que beaucoup de traders effectuaient des transactions avec de l’argent liquide. Il fallait pour cela une plateforme digitale de payement au sein du COMESA. Aujourd’hui, une transaction transfrontalière coûte à peu près 20 dollars. Avec cette plateforme qu’on est en train de mettre en place, la transaction coûtera seulement 1 dollar. On veut cibler essentiellement les jeunes entrepreneurs. En Tunisie, par exemple, beaucoup
de jeunes ont des idées de projets, mais ils se heurtent à un problème de transfert d’argent. Ils pourront ainsi bénéficier de cette plateforme. Certes, on entend parler d’une monnaie unique. Mais est-ce que ce sera une réalité ? Cela va prendre
du temps, beaucoup de temps.
En attendant une éventuelle monnaie unique, faut-il d’abord institutionnaliser le COMESA ?
Institutionnaliser le COMESA, c’est précisément l’un des axes sur lesquels je travaille. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’on sera comme l’Union européenne, avec un Parlement, une Banque centrale, etc. Seulement, il est important de développer et de renforcer les institutions au niveau du COMESA. Ce sont les institutions qui vont créer l’avenir. Contrairement aux pays européens, les pays qui forment le
COMESA ne sont pas homogènes, avec beaucoup de différences au niveau politique, économique, linguistique. C’est donc assez compliqué si bien que bénéficier d’un système institutionnel comme celui de l’Europe va prendre beaucoup du temps. Il faudra beaucoup d’efforts au niveau politique pour arriver à ce stade-là. De même pour la monnaie unique, ce ne sera pas pour demain, mais il y a des lignes de pensées
en ce sens.
En l’état actuel des choses, le COMESA est avant tout un marché commun, avec des chefs d’Etats qui se rencontrent une fois tout les deux ans, un secrétariat domicilié à Lusaka en Zambie, des commissions au niveau des ministres. Ce sont là des pistes d’actions sur lesquelles il faut travailler pour mettre en place des institutions plus solides. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l’erreur et dupliquer des institutions qui existent déjà. En Afrique, par exemple, il y a d’une part le COMESA, et parallèlement, il y a la SADC (Communauté de développement d’Afrique australe) et l’UMA (Union du Maghreb arabe). Autant d’organisations régionales qui sont, toutes, membres de l’Union africaine. Donc, en parlant d’institutions, il faut savoir où on doit placer le curseur pour arriver à un système harmonisé.
Revenons à la visite que vous venez d’effectuer en Tunisie. Quel en est le bilan ? Pensez-vous que l’économie tunisienne vit une crise?
C’est un plaisir de venir en Tunisie, c’est un pays que j’adore, où j’ai beaucoup d’amis et où j’ai travaillé dans le passé. La rencontre avec le vice-président de l’UTICA, M. Kooli, a été très intéressante et tout autant celle avec Mme Leila Belkhiria, présidente de la Chambre nationale des femmes chefs d’entreprises. On a soulevé toutes les questions dont on vient de parler, et notamment les difficultés d’accès et de mouvements de personnes. Ce qui est bien, c’est que désormais, il y a une prise de conscience des problèmes qui existent, de la
façon dont il faut travailler pour améliorer cette situation et des opportunités à explorer. Il a été aussi question de savoir comment faire la promotion des entreprises tunisiennes. Il s’agit, par exemple, des startups tunisiennes. On gagnerait à faire connaitre ces startups dans les pays africains.
Maintenant, concernant l’autre volet de votre question, je ne pense pas que la Tunisie, en particulier, est en crise. Je pense qu’on doit considérer le contexte mondial. J’ai l’opportunité de voyager dans les pays du COMESA – on parle de 21 pays, de 600 millions d’habitants couvrant quasiment la moitié de l’Afrique. Tous ces pays sont en train de sortir d’une crise. La crise est mondiale. Il y a eu le Covid, qui a affecté tous les pays du monde et tous les secteurs économiques. Et il ne faut pas oublier aussi la guerre en Europe entre l’Ukraine et la Russie qui affecte le commerce mondial et rebat les cartes. Dans ce contexte, on peut bien imaginer que la Tunisie, avec une économie ouverte sur l’extérieur, puisse être affectée par cette crise mondiale. Cela dit, je pense que maintenant, on entre dans une phase de transition. Le pays doit enclencher des mesures pour prendre l’avantage dans ce nouvel ordre mondial.
Je suis d’ordinaire optimiste. Je pense qu’il y a beaucoup d’opportunités. On a beaucoup appris avec le Covid. Et on continue de beaucoup apprendre avec les changements géopolitiques dans le monde. Il y a désormais de nouvelles opportunités qu’il faut saisir et je pense qu’un pays comme la Tunisie, comme tous les pays du COMESA d’ailleurs, peuvent saisir leur chance et tirer parti de la situation.
Puisqu’on parle de ce basculement géopolitique, que pensez-vous de l’émergence de ce qu’on appelle désormais le « Sud global » ? Comment l’Afrique, et plus précisément le COMESA, peuvent-ils s’inscrire dans ce nouvel ordre mondial?
C’est un fait qu’on est en train de constater l’émergence de ce qu’on appelle le « Sud global ». On parle, par exemple, de la Chine, qui est très présente en Afrique et qui a redéfini en quelque sorte l’équilibre des forces dans la région, notamment en termes d’aide au développement et d’assistance technique. Traditionnellement, l’Afrique et plus particulièrement les pays du COMESA, dépendaient, pour leurs exportations, de certains marchés, principalement de l’Union européenne et à moindre échelle, des Etats-Unis. Pour l’investissement aussi. Maintenant, il y a de nouvelles données, de nouveaux acteurs, de nouveaux pays, comme ceux des Brics, qui sont
désormais plus présents en Afrique, qui investissent en Afrique et notamment dans les infrastructures. Cela dit, ce phénomène de groupe, comme les Brics par exemple, a toujours existé. Il y a eu le Groupe des 77, le Groupe des nonalignés, etc.
Dans tout cela, où se situe l’Afrique ?
C’est la vraie question. Personnellement, je pense que l’Afrique doit savoir jouer cette carte et tirer avantage des opportunités qui s’offrent à elle. Nous avons, par exemple, des déficits au niveau des infrastructures. Pourquoi ne pas profiter des rivalités entre ces groupes pour tirer le maximum d’investissements dans ce secteur ? Mais il faut tout de même qu’on fasse attention. Il ne faut pas qu’on entre dans le piège de l’endettement. Il faut savoir bien négocier avec les bailleurs de fonds, afin que l’Afrique ne s’enclave pas dans une spirale d’endettement qui pénaliserait les générations futures. Et en même temps, il faut faire attention aussi à ne pas perdre nos bailleurs de fonds traditionnels.
L’endettement de l’Afrique ne date pas d’hier et c’est un paradoxe pour un continent extrêmement riche. Comment sortir de ce piège ?
Comme vous l’avez si bien dit, il y a tellement de ressources en Afrique ! Le problème, c’est qu’ à partir de la matière première dont on dispose, on n’arrive pas à développer les industries de transformation. Il y a beaucoup à faire en termes de création de valeur ajoutée, surtout qu’avec les matières premières, on reste fortement tributaires des marchés et des pays importateurs. Il faut diversifier l’économie. Certains pays africains ont pu le faire. C’est un peu le cas en Tunisie avec les industries manufacturières, ou dans l’Ile Maurice avec le secteur fi nancier. Ce n’est pas le cas de tous les pays africains, qui doivent désormais faire de même.
Cela nous amène, quelque part, à parler du problème de la migration des Africains vers le Nord. Il y a la guerre, la pauvreté, le réchauffement climatique qui font fuir les gens de leurs terres. Est-ce qu’au niveau du COMESA, vous êtes conscients de la gravité de ce problème ?
Nous en sommes conscients du moment que nous sommes les premiers concernés. Cela dit, vous venez de relever, avec la migration climatique, un point très important. L’Afrique est le continent qui pollue le moins. Pourtant, il est le plus pénalisé et il subit le plus le changement climatique. Ce qui fait qu’on observe aujourd’hui ce phénomène de migration climatique qui prend de plus en plus d’ampleur. On ne peut pas contrôler une personne qui ne trouve plus de quoi manger. C’est normal qu’elle pense à migrer vers là où elle
trouve de quoi se nourrir.
Mais en même temps, c’est un phénomène qui affecte, désormais, la sécurité de certains pays, comme c’est le cas aujourd’hui en Tunisie, en Algérie ou au Maroc. Cela concerne aussi les pays les plus riches, qui doivent investir là où il faut. Dernièrement, avec un groupe qui participait à la COP 28, j’ai rappelé qu’il était bien de faire des discours, mais l’heure est à l’action. Il faut investir là où il le faut. Le problème climatique ne concerne pas les pays occidentaux. Le problème est ailleurs. L’Afrique est un continent qui est en train de griller.
Il suffi t de prendre l’avion et de survoler certains pays pour le constater.
Un mot de la fin. Un message.
La Tunisie est un beau pays que je visite chaque fois avec plaisir. En toute honnêteté, en toute sincérité, je pense que la Tunisie gagnerait beaucoup à travailler dans une chaine de valeurs régionale au sein du COMESA. On a parlé de l’industrie pharmaceutique, il y a aussi l’industrie agroalimentaire, l’énergie renouvelable, les services. Des secteurs où la Tunisie aura tout à gagner. Il y a aussi beaucoup à faire au niveau des échanges d’informations. La Tunisie bénéficierait énormément du COMESA. Elle a beaucoup à offrir, mais aussi beaucoup à recevoir des pays du COMESA.
Cette interview a paru dans le numéro 844 de L’Économiste Maghrébin, daté du 20 décembre 2023 au 3 janvier 2024.