Alors que la guerre russo-ukrainienne vient d’entrer dans sa troisième année, ce conflit revêt deux intérêts : constater la puissance contrastée de la Russie et consacrer la rupture entre la Russie et l’Occident.
La politique de puissance de la Russie ne saurait masquer une réalité où se mêle des forces et des faiblesses structurelles.
La Russie
D’un côté, la Russie conserve certains attributs qui lui confèrent un statut de grande puissance, en grande partie hérité de l’époque soviétique. La Russie demeure la première puissance nucléaire mondiale, levier principal d’une armée affaiblie, mais qui représente un outil de déstabilisation régionale, un instrument de projection extérieure.
Sur le plan politique et diplomatique, la Russie est un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et peut s’appuyer sur un vaste réseau diplomatique au savoir-faire reconnu. Du reste, au-delà de sa zone d’influence historique, la Russie exerce dans certains pays (en Afrique et au Moyen-Orient) et dans certains milieux (dont les/des élites économiques et intellectuelles occidentales) une réelle force d’attraction nourrie tant par les valeurs qu’elle déploie dans ses discours, que par un héritage culturel d’une extrême richesse. Un rayonnement (au-delà du monde orthodoxe) affecté en Occident par la violence déployée dans la guerre en Ukraine.
Enfin, exceptionnel par son étendue et sa richesse, le territoire national demeure un vecteur de la puissance russe : la superficie du pays est la plus importante au monde, les frontières nationales s’étendant sur deux continents, de l’Oural au Pacifique. De plus, l’exploitation des matières premières de toutes sortes permet à la Russie de s’ériger en puissance énergétique de premier ordre, à la fois parmi les principaux producteurs mondiaux et détenteurs de réserves mondiales d’hydrocarbures (surtout du gaz). Il s’agit à la fois de ressources financières essentielles et d’un instrument de politique extérieure (incarné notamment par de grands groupes, dont Gazprom).
De l’autre, la Russie, seule, n’est pas en mesure d’imposer son agenda international et sa vision du monde, y compris dans son « étranger proche », au sein duquel les prises de distance et actes de défiance diplomatiques n’hésitent plus à s’exprimer depuis l’invasion de l’Ukraine. Il est remarquable que la guerre ait provoqué, ici, l’effet inverse de celui escompté par Moscou. Au lieu d’empêcher l’intégration de l’Ukraine dans l’espace d’influence euro-atlantique et l’émergence dans l’espace post-soviétique d’un modèle socio-politique différent de celui de la Russie, (autrement dit d’un pôle d’attraction (démocratique) concurrent), la guerre déclenchée par la Russie a motivé l’accélération-intensification de l’insertion de l’Ukraine dans « l’ensemble occidental » (une procédure d’adhésion à l’Union européenne a même été ouverte). Par ailleurs, la Finlande (en attendant la Suède) a mis fin à sa neutralité statutaire pour adhérer à l’OTAN.
La rupture Russie-Occident
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine (en 2000) annonçait une telle rupture. Son discours consistait dès le départ à restaurer à la fois l’autorité de l’Etat et le rang international de la Russie. Cette orientation se conjugua, dans un premier temps (dans les années 2000), avec la volonté d’améliorer l’image de la Russie.
Puis, dans le milieu des années 2000, Poutine défia ouvertement les Etats-Unis. Une posture clairement affichée lors de la Conférence de Munich sur la sécurité (édition de 2007), dans un discours qui fera date et à l’occasion duquel il se livra à une critique frontale à l’égard de l’hégémonie américaine : « [Q]u’est ce qu’un monde unipolaire? C’est un seul centre de pouvoir, un seul centre de force, un seul centre de décision. C’est le monde d’un unique maître, d’un unique souverain. » Le président russe développe ensuite sa vision de la sécurité en Europe : « [I]l me semble évident que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé. » Pour Moscou, non seulement l’OTAN n’aurait plus de raison d’être depuis la fin de la guerre froide et la dissolution du Pacte de Varsovie (1991); mais l’extension de l’organisation politico-militaire (vers ses propres frontières et zones d’influence) est perçue comme une menace sécuritaire, stratégique.
L’annexion de la Crimée et l’intervention dans le Donbass, en 2014, marquent une violation expresse de la souveraineté ukrainienne et (donc) de l’ordre juridique international. Celle-ci revêt une acuité plus forte encore avec l’invasion déclenchée le 22 février 2022, constitutive en soi d’un crime d’agression et qui sera suivi de crimes de guerre. Le conflit en Ukraine est l’expression d’un projet néo-impérial, qui traduit la violence du modèle national autoritaire promu face au modèle occidental décrit comme faible et inefficace… C’est l’un des enjeux de cette guerre : jusqu’où ira le soutien des Occidentaux à l’Ukraine?