La rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre : les jeunes médecins qui refusent d’exercer dans les régions intérieures seraient passibles de sanctions, y compris l’interdiction de voyage. Ont-ils raison de s’alarmer? Voici quelques éléments de réponse.
En Tunisie, le nombre de médecins actifs est globalement estimé à environ 16 000, soit 1,6 médecin pour 1 000 habitants. Un chiffre acceptable pour les pays en voie de développement, mais faible comparé aux critères européens où on compte entre trois et quatre médecins pour 1 000 habitants.
Ceci-dit, c’est la répartition géographique des médecins dans certaines régions dit « de l’ombre » qui pose problème : hélas, nous y manquons cruellement de médecins spécialisés. Au point que les autorités avaient eu recours depuis 1973 à la médecine chinoise. A savoir qu’actuellement, pas moins de 28 équipes, constituées de 38 membres chacune, dont 29 médecins, exercent dans les zones rurales reculées, en dépit de certaines difficultés liées à la langue et aux traditions locales. C’est dire la gravité du problème.
Hémorragie
Ajoutons à cela l’exode de jeunes médecins. Un rapport de l’INS, publié en décembre 2021, révèle que 3300 médecins avaient émigré en Europe pendant la période s’étalant de 2015 à 2020. Depuis, environ 900 partent chaque année essentiellement en France et en Allemagne. Soit presque autant que le nombre de praticiens que les facultés de médecine forment annuellement.
Les chiffres concernant l’exode des médecins à l’étranger sont « alarmants et incitent à l’inquiétude ». Ainsi avertit le secrétaire général de l’Ordre national des médecins de Tunisie, Nizar Laadhari.
Pourquoi tant de départs à l’étranger? « Lassés par l’insuffisance des ressources financières et les conditions de travail déplorables dans les hôpitaux, l’augmentation de la violence contre le personnel médical et paramédical pendant l’exercice de la profession ainsi que les violences verbales, les médecins décident de partir à l’étranger pour y travailler ». C’est ce qu’il a déploré, lundi 4 mars 2024, dans la Matinale de Mosaïque FM.
Et d’ajouter : « Les jeunes décident à l’unanimité de partir, seuls les séniors sont en train de travailler en ce moment. En 2023, 1325 jeunes médecins sont partis et cela continue. Le plus étonnant est que si la France les accueille sur concours, l’Allemagne les recrute sans exiger une spécialité, mais sur la simple condition qu’ils aient achevé leurs études ».
Et de conclure, fataliste, « d’ici dix ans nous n’aurons plus de médecins spécialistes en Tunisie ».
Et que penser du manque flagrant de médecins spécialisés dans les régions défavorisées? « Il faut être réaliste », argue Nizar Laâdhari.
« Même les pays les plus développés n’ont pas pu réaliser cet objectif, a-t-il soutenu. Les pays les plus développés comme le Canada, l’Allemagne ou encore et la France ont axé leur stratégie sur la prévention. Ils préviennent les maladies et ne concentrent pas leur plan sur les soins. Ils ont fait de sorte que les maladies diminuent pour alléger la pression sur les spécialistes, cela leur a permis de gagner de l’argent et la santé des citoyens ».
« Malheureusement, nous en sommes encore à penser à des politiques complètement dépassées où il est question de soigner les maladies et non de les prévenir. Aujourd’hui, on en est à soigner dix cas d’infarctus dans les urgences pour la simple raison qu’on a été incapable de les prévenir en imposant des check-up réguliers comme cela se fait gratuitement au Canada. Toute la politique de santé est à revoir, elle ne fait que pousser les médecins au départ », a- t il ajouté.
Mauvaise foi
C’est dans ce contexte qu’une proposition de loi avait été récemment déposée auprès de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) portant sur les médecins spécialistes affectés dans les régions.
Selon le Dr. Nabil Thabet, président de la Commission de la Santé, des Affaires Sociales, de la Femme, de la Famille et des Personnes Handicapées à l’ARP ce projet de loi concerne exclusivement « les médecins ayant obtenu des spécialisations pour lesquelles leur score ne leur permettait pas d’accéder et qui se sont engagés en contrepartie à exercer dans les régions intérieures ». Cela concerne des domaines tels que l’obstétrique, la chirurgie générale, la cardiologie, la chirurgie vasculaire, la réanimation médicale, l’imagerie médicale et la pédiatrie.
« La condition préalable, a-t-il précisé, lundi 4 mars 2024 sur les ondes de Mosaïque FM, est qu’ils s’engagent à travailler pendant toute la durée de leur formation (cinq ans) dans les hôpitaux des régions intérieures ».
« Or, a-t-il déploré, un grand nombre d’entre eux n’a pas rejoint leur lieu de travail, ou l’ont quitté avant la fin de sa formation. A titre d’exemple, en 2023, bien qu’ayant signé leurs engagements, seuls 45 médecins sur un total de 250 médecins nouvellement affectés dans les hôpitaux des régions intérieures ont rejoint leur poste. Au gouvernorat de Béja, par exemple, sur neuf, seulement deux médecins se sont manifestés », a-t-il affirmé.
Sanctions
C’est pour ces raisons que le président de la Commission de la Santé, des Affaires Sociales, de la Femme, de la Famille et des Personnes Handicapées à l’ARP vient de présenter un projet de loi qui propose de réduire la période d’exercice de cinq à deux ans, avec des restrictions de voyage pour les médecins récalcitrants. Certains députés ont proposé des restrictions touchant la mobilité des médecins spécialistes bénéficiant de cette mesure. Ils ne pourront voyager qu’après-avoir obtenu une autorisation de la part du ministre de la Santé.
En attendant, ces derniers seraient contraints de rembourser les coûts de leur formation à l’État tunisien. « Sachant que la formation d’un médecin spécialiste coûte à la Nation plus de 100 000 dinars par an », précise le Dr. Nabil Thabet.
Faut-il pour autant jeter l’opprobre sur ces jeunes médecins? Les contraindre à intégrer un hôpital qui manque de tout, est-ce la solution idoine? Le malheur c’est que les médecins séniors, ces soldats de l’ombre pétris du sens du devoir et du patriotisme, partiront un jour à la retraite sans que la relève ne soit assurée. Là réside le problème, et il est de taille.