« Nous avons tout perdu », déclare Ana sous le regard désolé de sa sœur Rosa. Toutes deux septuagénaires, ces femmes vivent dans la région de Valparaiso, au Chili, dévastée en février par les incendies de forêt les plus meurtriers de l’histoire du pays, faisant au moins 133 victimes. Sachant que de nombreuses personnes sont toujours portées disparues.
Les deux sœurs, employées domestiques, ne possédaient qu’un seul bien, une maison, héritée de leurs parents. En quelques minutes, les efforts de deux générations ont été dévorés par les flammes. Sans compter toutes leurs économies, qu’elles conservaient chez elles en argent liquide, n’ayant, comme beaucoup de femmes, pas accès au système financier officiel.
Ana et Rosa ne sont pas seules. L’été austral a été terrible dans toute l’Amérique du Sud, de l’Argentine à la Colombie, en passant par le Brésil et l’Equateur. En Afrique les incendies de forêt obligent à évacuer de nombreuses régions, de la Guinée équatoriale aux villes côtières d’Afrique du Sud. L’hémisphère Nord a aussi souffert, comme jamais, d’incendies et d’épisodes de sècheresses, en Espagne, en Grèce, au Népal, ou aux Etats-Unis. Et pour cause : 2023 est l’année la plus chaude de l’histoire. Pourtant, nous ne sommes pas égaux devant l’aggravation de la crise climatique. En raison des discriminations structurelles et des rôles traditionnels, les femmes sont les premières victimes.
On le voit dès le moment où elles devraient évacuer les lieux, face à une catastrophe naturelle imminente : elles ont rarement accès aux informations nécessaires, et doivent aussi prendre en charge les enfants et les personnes âgées dans leur foyer. Par la suite, elles croulent sous la charge disproportionnée des tâches domestiques et des soins. Ce qui limitent leur capacité à rebondir. Un accès inégal aux ressources économiques, un pouvoir de décision moindre au sein des familles et des communautés, ainsi qu’une expérience moindre de la participation politique se traduisent souvent par un accès moindre à l’assistance et au soutien pour reconstruire leur vie.
Pour accroître la résilience des femmes face aux catastrophes dont le nombre augmente en raison du changement climatique, il est alors essentiel d’investir dans la réduction des inégalités entre les sexes. On est loin du compte : l’Organisation des Nations Unies (ONU) estime qu’il nous manque 360 milliards de dollars par an pour financer les mesures allant dans ce sens sur lesquelles les pays se sont engagés d’ici 2030. Et les quelque 4 % de l’aide bilatérale qui sont consacrés à l’égalité des sexes en tant qu’objectif principal ne changeront pas la donne.
Il faut donc chercher les fonds ailleurs. Car ils existent. Pour accroître leur marge de manœuvre fiscale, tous les Etats, en particulier les pays en développement, ont une solution : taxer davantage ceux qui ont le plus, les sociétés et les super-riches. C’est ce que nous prônons au sein de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT, selon le sigle en anglais), dont je suis membre. Alors que depuis 1995, les multimillionnaires ont capté 38 % de la richesse additionnelle créée; contre 2 % pour la moitié la plus pauvre de la population mondiale. C’est ce qu’il ressort des travaux du Laboratoire sur les inégalités mondiales.
L’impôt devient très régressif pour les très grandes fortunes
En réalité, et c’est l’un des gros problèmes de nos systèmes fiscaux contemporains, l’impôt devient très régressif pour les très grandes fortunes. Pour ces dernières en effet, il est le plus souvent très simple de structurer sa richesse de façon à ce qu’elle génère peu de revenu fiscal imposable. De cette façon, les individus possédant les plus grands patrimoines parviennent à avoir des taux effectifs d’imposition sur le revenu très faible.
En France par exemple, l’économiste Gabriel Zucman (également membre de l’ICRICT), calcule que les plus riches sont au bout du compte imposés à hauteur de 2 %, et cela dépasse à peine les 8 % aux Etats-Unis. Warren Buffet lui-même dénonçait il y a 13 ans le fait qu’il était imposé à un taux inférieur à celui de sa secrétaire. Dans un rapport récent, Oxfam montrait même que l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, était taxé à hauteur de 3,3 %, comparant sa situation à celle d’Aber Christine, une vendeuse de farine en Ouganda, dont les revenus sont taxés à 40 %.
C’est justement pour en finir avec cette injustice, mais aussi pour générer de nouvelles recettes budgétaires que Gabriel Zucman vient de présenter aux ministres des finances du G20 réunis à Sao Paulo au Brésil une proposition de taxer à hauteur de 2 % le patrimoine de tous les milliardaires du monde. Il s’agit d’une petite population, de moins de 3 000 personnes. Mais cette mesure générerait presque 250 milliards de dollars de recettes fiscales au niveau mondial, selon les calculs de l’Observatoire européen de la fiscalité, que dirige l’économiste. Cela correspond par exemple à la moitié des besoins des pays en développement pour lutter contre le changement climatique.
L’investissement dans l’égalité des sexes n’est plus une priorité pour de nombreux gouvernements
Face à la multiplicité des crises, des guerres, de l’inflation et des dettes, l’investissement dans l’égalité des sexes n’est plus une priorité pour de nombreux gouvernements. C’est pourquoi, en ce mois de mars, alors que nous commémorons la Journée internationale de la femme, il est bon de rappeler que le progrès social ne peut se faire sans l’égalité des sexes. Reconnaître les femmes comme des acteurs clés dans les stratégies de développement est la voie vers une société plus juste, plus inclusive et plus durable. Faire contribuer les super-riches, dont beaucoup ont profité des crises est un outil à la portée de nos gouvernements et donc l’impact en termes de justice sociale peut être considérable.
Par Magdalena Sepúlveda*
* Magdalena Sepúlveda est membre de la Commission indépendante sur la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT) et directrice exécutive de l’Initiative mondiale pour les droits économiques, sociaux et culturels. Elle est aussi ancienne rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme.