Il est professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques de Paris. De 2000 à 2003, il a été ministre de la Culture du Liban. Il a ensuite été nommé conseiller politique de la Mission de l’ONU à Bagdad, puis conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU et représentant spécial de l’ONU en Libye. Ghassen Salamé, puisque c’est de lui qu’il s’agit, était dernièrement à Tunis pour participer aux Journées de réflexion sur le positionnement stratégique de la Tunisie organisées par le CTRI. La situation géostratégique dans le monde, la multiplication des guerres ces derniers temps, leurs spécificités, leurs causes et leurs conséquences, il y réfléchit et il nous en parle. Cela l’amènera à dire que la mondialisation serait en déclin. Sans aller jusqu’à parler de la fin de cette mondialisation, il évoque les dérèglements qui la secouent et la dérégulation générale de l’usage de la force. En fait, à l’écouter, on ne peut que s’inquiéter de l’avenir.
Parlons d’abord des guerres qui se multiplient ces derniers temps.
J’aurais pu parler avec vous de beaucoup de guerres. J’aurais pu vous parler de l’Ukraine. J’aurais pu vous parler de Gaza. J’aurais pu vous parler du Soudan. J’aurais pu vous parler de ce qui se passe au Haut-Karabagh. Mais je ne vais pas le faire, parce que chacun de ces conflits auxquels nous assistons, et les autres qui sont en pointillé et risquent d’exploser, a ses spécificités. Prenez, par exemple, la guerre en Ukraine. Il y a là des phénomènes qui lui sont spécifiques. Dès 1991, le premier président de l’Ukraine avait écrit un livre intitulé : « L’Ukraine n’est pas la Russie ».
S’il a écrit ce livre, c’est qu’il avait des doutes sur le fait que l’Ukraine n’était pas la Russie. Et dans plusieurs écrits au président Poutine, il a prétendu exactement le contraire. C’est spécifique à ce conflit. Et puis, il y a, bien sûr, une trentaine d’années de tensions autour de l’extension de l’OTAN, qui est aussi spécifique à la guerre en Ukraine. Cette extension vers l’Est qui ne devait concerner, au début, que quatre pays, la Bosnie Herzégovine, la Géorgie, la Macédoine et le Monténégro, sans s’approcher des frontières russes, s’est poursuivie,
avec enthousiasme, sous le régime Clinton et a suscité en Russie une réaction négative qui n’a cessé d’être exprimée. C’est un autre trait spécifique à ce conflit, et il y en a d’autres. Si je dois parler du conflit israélo-palestinien, celui-ci a aussi des traits spécifiques. C’est un conflit hautement inflammable, parce que c’est un conflit qui concerne, entre autres, trois religions qui se sont investies là où ce conflit a lieu. Et c’est pourquoi il n’intéresse pas seulement les Palestiniens ou les Israéliens.
Il intéresse les Juifs de Brooklyn, les Catholiques de Naples ou encore les Musulmans de Kuala Lumpur. Il a donc comme un effet amplificateur à travers le monde. Ainsi, il est à la fois un conflit de territoire, un conflit religieux, un conflit où nous assistons à l’émergence de groupes armés non étatiques qui sont, parfois, mieux équipés et mieux entrainés que les armées régulières. Au Soudan, je pourrais simplifier en disant qu’il y a deux généraux qui ont fait ensemble un coup d’Etat contre un troisième et qu’ils sont arrivés au pouvoir. Ils ont d’abord exclu les civils qui les avaient aidés à faire le coup d’Etat, ensuite ils se sont confrontés l’un à l’autre. En fait, il y a, dans ce conflit, énormément de traits spécifiques. Il y a la superficie énorme du Soudan et sa variété ethnique, son régionalisme très poussé et aussi une espèce de contraste entre la vallée du Nil d’où, généralement, sont issus ceux qui ont gouverné le pays et les plaines supérieures, où jamais personne n’était associé aux gouvernements du pays.
Pourquoi ? Quel est le fil rouge qui relie tous ces conflits ?
On peut donner une réponse rapide, même si elle est insuffisante. Nous pensons que la planète a été étatisée après la décolonisation. Il
y a des pays comme le mien, le Liban, ou le vôtre, la Tunisie, et tant d’autres, qu’on a appelés rapidement des « Etats-nations ». Mais en réalité, dans ces « Etats-nations », les pays étaient différents. Et d’autres, qui sont des « Etats-empires », avec donc des velléités impériales. C’est le cas, par exemple, de l’extension iranienne ou de l’extension turque. Ce qui arrive en Ukraine est, à ce propos, lié au fait que la Russie n’est pas un Etat-nation, mais un Etat-empire. On pourrait en dire autant de la Chine, avec ses expansions renouvelées en mer de Chine et ses relations assez tendues avec ses pays voisins. Cette dimension est à prendre en considération, mais nous devons
aussi nous poser la question de savoir pourquoi ces velléités impériales apparaissent en ce moment.
J’ai peut-être une réponse. La voici : le système international dans lequel nous vivons aujourd’hui est un système dérégulé, qui a mis de côté les réglementations qui le gèrent. Et c’est dans cet espace international dérégulé que nous assistons à quelque chose que nous pouvons même trouver au niveau individuel. Par exemple, quand vous fréquentez quelqu’un, vous pouvez dans votre relation l’aider à révéler ce qu’il a de meilleur en lui, mais aussi ce qu’il a de pire. Tout dépend de la nature de la relation et de l’environnement dans lequel cette relation s’est construite. Il y va presque de même entre les Etats. Aujourd’hui, les Etats construisent des relations dans un système global qui influe sur ces conflits. Un système global marqué par la dérégulation. Je vais vous donner quelques exemples et en tirer ensuite quelques conclusions. En fait, à quoi assistons-nous aujourd’hui ? A une époque où nous cherchons désespérément un modèle. Il y a eu la période 1945-1990, que nous connaissons désormais très bien et à laquelle nous avons donné un nom : guerre froide.
Maintenant, ce n’est plus le cas. Depuis 1990, nous n’arrivons pas à qualifier, à donner un nom à cette nouvelle période qui, tout de même, est vieille de 34 ans. On peut se poser la question de savoir pourquoi. C’est parce que cette période est marquée par des tendances extrêmement différentes, parfois même contradictoires. En fait, on n’arrive pas à rassembler des ingrédients extrêmement hétéroclites dans un même concept, dans un seul paradigme. Alors, par paresse, ou très vraisemblablement par impuissance, nous la taxons de « période après guerre froide ». On sait d’où elle vient, mais on ne sait pas où elle mène. En réalité, cette « période après guerre froide » est divisée en deux périodes bien distinctes. Une première période, d’une quinzaine d’années, qu’on pourrait dénommer « la mondialisation heureuse » et une deuxième période, qu’on pourrait appeler « la mondialisation problématique ».
De la mondialisation heureuse à la mondialisation problématique, comment expliquer ce déclin ?
Je m’explique. Au début de la mondialisation, il y avait plusieurs facteurs positifs. Je suis assez âgé pour les avoir vécus directement. Je suis Libanais et j’ai vu comment, en 1989, avec la fin de la guerre froide, la guerre civile dans mon pays n’a pris fin qu’après 15 ans. Ce n’était pas parce que les Libanais étaient devenus plus sages, c’était surtout parce que le système international avait changé et que les grandes puissances ne s’investissaient plus dans ce conflit, ce qui lui a permis d’être réglé. Ce n’est là qu’un exemple. Mais il y avait beaucoup d’autres facteurs très prometteurs entre 1990 et 2005 et qui le sont moins maintenant. Pour cela, on peut citer l’exemple
de la démocratie. A travers l’histoire des pays, le régime démocratique était un régime très minoritaire dans le monde. Or, à partir de
1990, nous avons assisté à une nouvelle vague de démocratisation qui a touché l’Europe méridionale, l’Espagne, le Portugal. Elle s’est étendue vers l’Amérique latine, l’Afrique et quelques pays arabes. Tant et si bien que vers les années 2000, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus de monde vivait sous un régime démocratique que sous un régime autoritaire. 53% de l’humanité, selon des instituts spécialisés. Mais quelque chose s’est passé.
Cette vague de démocratisation a connu, vers 2006, un plateau. A partir de cette date, il y a eu une nette régression, avec toute une série de coups d’Etat militaires. Les régimes civils étaient remplacés par des régimes militaires. Cela a commencé en Thaïlande puis à Myanmar, et la vague s’est propagée dans les pays du Sahel. Aujourd’hui, on parle de seulement 7% de l’humanité vivant sous un régime démocratique. Et quelque chose de plus sournois s’est passé en même temps: la montée du populisme, qu’il soit de gauche ou de droite. Et ce qui est encore plus sournois, c’est que beaucoup de pays ont réduit la pratique démocratique à la simple pratique électorale. Or les élections, à supposer qu’elles soient honnêtes, ne font pas la démocratie. D’autant plus que plusieurs dirigeants dans le monde ont trouvé le moyen de se faire élire en agitant la banderole nationaliste. Les grands champions en la matière sont Erdogan, Poutine et Modi. Et aussi un certain Donald Trump, en 2016. C’est un fait, aujourd’hui, le monde est beaucoup moins démocratique. On parle alors de régression d’une mondialisation devenue beaucoup plus problématique.
L’intégralité de cette interview est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 890 du 13 au 27 mars 2024