Oubliées les menaces que font peser sur le pays le déficit commercial et le poids du remboursement de la dette ? Passés sous silence les risques de danger imminent du fait de la forte contraction de l’économie qui peine à sortir la tête de l’eau ? La chute de la consommation, de l’investissement et de l’emploi fait exploser le chômage et les prix. Qui ose encore regarder l’avenir en face, embourbés que nous sommes dans le marécage d’un quotidien dont on ne voit pas l’issue ? Le ciel serait-il chargé de sombres nuages qu’on ne fait rien ou presque pour nous protéger de l’orage qui se prépare ? Peu d’interrogations et encore moins un réel sursaut.
Qu’importe si la flambée des prix a écrasé les revenus au point de fracturer la classe moyenne et de paupériser une large frange de la population. Au jeu pervers et dangereux prix-pénurie, c’est l’émotion et la résignation qui l’emportent sur la raison : le racket de l’inflation sous couvert de la loi plutôt que l’humiliation et la dégradation sous l’effet des longues files d’attente. 68 ans après l’indépendance nationale, le choc des pénuries à répétition a fait vaciller toutes nos certitudes. Terrible aveu d’échec. A qui la faute ? Il est des principes de réalité qui sont gravés dans le marbre. C’est ainsi que le défaut d’approvisionnement des marchés en produits de première nécessité n’est pas sans rapport avec l’éventualité ou le risque de défaut de paiement qu’encourt le pays. Inutile de se voiler la face. La Tunisie a beaucoup perdu de son aura et de son statut d’émergent pour basculer du côté des pays pauvres, endettés et à haut risque. L’ennui est qu’on observe peu de signaux dans le panorama économique et financier qui nous font croire le contraire. Rien dans le comportement et l’intention d’investissement des entreprises ne laisse présager une prévisible éclaircie et une quelconque amélioration des finances publiques. On ne voit pas d’indicateurs probants de reprise des investissements annonciatrice d’un accroissement conséquent et significatif de la production.
Rien dans le comportement et l’intention d’investissement des entreprises ne laisse présager une prévisible éclaircie et une quelconque amélioration des finances publiques.
Qu’à la veille et aux premiers jours du mois de Ramadan, un grand nombre de points de vente – grands et petits – retrouvent des couleurs qui tranchent avec l’aspect hideux des pénuries n’est pas pour nous surprendre ou nous déplaire, fût-ce à des prix qui font brûler les doigts. C’est dans l’ordre des choses : la vie politique est ainsi faite. Autant dire que cette détente de l’offre ne relève pas d’un sursaut miraculeux. Cela ne signifie en rien que les périodes de disette sont loin derrière nous. Moralité : le gouvernement actuel ne peut faire moins bien que ce qui se faisait depuis des lustres, c’est-à-dire sacrifier à un rituel consumériste pour ne pas altérer la ferveur et les habitudes de la population qui retrouve une deuxième nature tout au long du mois de Ramadan. Déroger à cette règle, c’est comme si l’on s’en prenait au sacré, mettant ainsi en danger cohésion sociale et solidarité nationale. En ce mois béni de Dieu, nos concitoyens, ceux qui le peuvent comme ceux qui sont dépourvus de moyens, se rêvent en situation de vivre pour consommer, oubliant au passage, qu’à de très rares exceptions, on est condamné à travailler pour consommer.
Oubliés le marasme économique, la prolifération du chômage, le délabrement des services publics, le spectre des pénuries et l’impératif de compétitivité des entreprises… Qui se soucie de l’appel du chef de l’Etat et de ses exhortations de devoir compter sur nous-mêmes ? Le pays se délecte et ne songe qu’à vivre au-dessus de ses moyens. A croire que la piété, l’abstinence, le sacrifice et le don de soi ne sont pas l’essence même de ce mois saint. Loisir versus travail est perçu comme une punition : l’euphorie festive, les habitudes de consommation l’emportent sur l’impérieuse nécessité d’élever notre cadence de production pour assurer les moyens de notre propre survie. C’est d’autant plus vrai en année électorale, où les canaux de redistribution s’emballent sans se soucier des dégâts ultérieurs. Le « quoi qu’il en coûte » s’érige en règle, au regard des calculs politiques. En tout temps et en tout lieu, à quelques mois de l’échéance électorale, la conduite des politiques se fait à bourse déliée. L’heure des comptes publics viendra bien après le décompte des bulletins de vote. Les électeurs-consommateurs n’espèrent pas moins du couple inédit Ramadan-élection.
L’heure des comptes publics viendra bien après le décompte des bulletins de vote. Les électeurs-consommateurs n’espèrent pas moins du couple inédit Ramadan-élection.
Rien dans les prescriptions religieuses propres au mois de Ramadan n’autorise une telle boulimie de consommation suivie d’un incroyable dédain de la valeur travail qui tombe au plus profond des abîmes. Toutes les statistiques le confirment : le mois saint est un exercice périlleux pour les entreprises au fragile équilibre financier. La chute de
la courbe de productivité est passée par là.
La vérité est qu’il n’y a aucune fatalité pour qu’il en soit ainsi, bien au contraire. Pour preuve, les musulmans d’Europe, et d’ailleurs, dans les champs, les usines, les laboratoires ou les hôpitaux ne bénéficient d’aucun régime de faveur, sans que rien n’altère leur assiduité au travail. Sous couvert de Ramadan, c’est notre culture et notre rapport au travail qui sont en cause. L’impact sur la productivité ou sur la compétitivité des entreprises serait d’une tout autre nature, si le concept travail retrouvait tout son sens et toute sa valeur.
L’impact sur la productivité ou sur la compétitivité des entreprises serait d’une tout autre nature, si le concept travail retrouvait tout son sens et toute sa valeur.
La prospérité et la puissance des nations ne se décrètent pas. Elles se construisent à travers les âges par la force du travail, l’implication et l’engagement collectifs et par la redevabilité de tout un chacun. Le respect, si ce n’est le culte de la valeur travail, c’est d’une certaine manière la démonstration au quotidien d’une volonté de conquête du futur et d’un avenir meilleur. Si cette valeur se perd dans les méandres d’habitudes héritées des temps anciens, que restera-t-il alors de nos espoirs ? Comment pourrions-nous vaincre le chômage, la pauvreté, la fracture numérique, émerger à la surface du monde qui arrive et nous arrimer au train du progrès et de la modernité ? La question n’arrête pas de nous interpeller. A quand de vrais éléments de réponse ?
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n°890 du 13 au 27 mars 2024 sous le titre « Ramadan ».