La petite phrase lancée par le président de la République aux habitants de la ville de Gbelli (Kébili), venus l’applaudir, lors d’une visite inopinée, leur rappelant qu’ils appartiennent toujours à la Tunisie, et que l’Etat tunisien sera toujours avec eux, a provoqué une avalanche de commentaires sur les réseaux sociaux, sans pour autant lancer un débat sérieux! La plupart des internautes se sont étonnés de cette palissade. Pourtant, le président de la République n’a fait que répondre à une interrogation, que les habitants de cette enclave placée par la nature au cœur du Sahara, ainsi d’ailleurs que d’autres régions du pays se posent souvent silencieusement et des fois avec éclats et « menaces ». Ce qui est étonnant, c’est surtout que certains s’étonnent encore!
L’Etat-nation est un projet en cours
Le projet de l’Etat-nation imaginé et mis en chantier par le mouvement national et surtout par le leader Habib Bourguiba a connu plusieurs revers au cours de sa courte histoire où l’unité de la nation tunisienne, et même l’unité territoriale, ont été mises à rude épreuve. Nous n’en citons ici que les deux menaces les plus graves, celles de Gafsa et de Ben Guerdane. Rien ne garantit que cela ne se reproduira plus dans l’avenir. Surtout qu’à notre avis les causes qui ont provoqué ces deux événements restent les mêmes et sont d’ordre interne aussi bien qu’externe.
L’Etat-nation est un projet en cours
Pour les causes externes, la situation géographique de notre pays en a toujours fait, à travers sa très longue histoire, un objet de convoitise des puissances régionales et internationales. Souvent ces puissances, qui l’avaient colonisé ou simplement attaquée, ont misé sur les dissensions internes qui finissent toujours par affaiblir l’Etat central et favoriser leurs ingérences. D’où la nécessité absolue de protéger et renforcer cet Etat comme condition à l’existence même de notre Etat-nation.
La souveraineté n’est qu’un aspect de cette question et qui ne peut être que la conséquence de l’unité intérieure de la Nation. Or parmi les éléments principaux qui garantissent la cohésion nationale, il y a le juste partage des richesses et l’égalité des citoyens en droit. Reconnaissons, cependant, que depuis la fondation de la République tunisienne, ces deux facteurs ont connu des variations dangereuses et que cycliquement, chaque fois qu’ils sont mis à mal par les gouvernants, la réaction des masses laborieuses ne s’était jamais fait attendre. Notre société tunisienne a toujours agi comme régulateur politique, souvent au moment où on l’attendait le moins comme à la fin 2010.
Il revient donc aux élites d’analyser les causes et les raisons des différents soulèvement qui ont jalonné l’histoire post-coloniale et de tracer les politiques économiques et sociales qui permettent de redresser la barre et de maintenir ainsi la cohésion nationale.
Bourguiba l’a toujours fait, en grand politicien souvent sans états d’âme et en rejetant la faute sur ses lieutenants, Ben Salah, Nouira, Mzali… Non d’ailleurs sans beaucoup de cynisme, mais cela c’est une autre histoire.
Ben Ali, quant à lui, qui s’est isolé dans sa tour d’ivoire à Carthage, n’a pas senti le tsunami social et politique qui se préparait. Et, ayant domestiqué ou marginalisé les soupapes de sécurité, il a vu soudainement son régime basculer en quelques heures et la grosse vague l’a emporté avec une vitesse inouïe, avant d’emporter non seulement le système politique qu’il incarnait, mais aussi les fondements de l’Etat-nation. Il s’est avéré alors que ces fondements n’ont jamais été aussi solides que l’on prétendait, puisqu’ils ont permis à ses pires ennemis de prendre le pouvoir à travers un simulacre de démocratie et d’œuvrer systématiquement à sa destruction, cette fois-ci par le haut, à travers une Constitution fabriquée sur mesure, pour baliser le terrain à un hypothétique Etat islamique régi par la Charia. Preuve que notre Etat-nation n’était qu’à ses débuts.
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Unité nationale et pluralisme politique
Deux conceptions de l’unité nationale s’affrontent actuellement et s’affrontaient depuis l’indépendance. Celle qui considère que cette unité doit s’instaurer autour du gouvernement en place et ceci quelles que soient sa ou ses politiques. Et une autre qui a vu le jour juste après la première Constitution qui considère que cette unité doit se faire autour d’un programme politique, économique et social. Et la première conception avait dominé jusqu’au 14 janvier 2011. La seconde a commencé à s’imposer depuis « la révolution » mais elle fut surtout assimilée à un consensus entre les partis politiques majoritaires; mais sans programme politique, économique et social réel.
D’ailleurs, ce qui unissait les partis, après le 14 janvier 2011, c’était surtout la haine de l’ancien parti au pouvoir, le RCD, plus que toute autre unité sur des questions économiques ou sociales. A partir du 25 juillet 2021, c’est l’ancienne conception de l’unité nationale qui a repris le dessus et fut mise en œuvre, mais sous une appellation nouvelle, intitulée « le peuple désire ». Avec cependant une différence de taille. Alors que l’unité nationale sous Bourguiba et Ben Ali reposait sur un parti politique dominant (RCD) ou unique (PSD), maintenant elle ne repose que sur la seule adhésion ou soutien aux actions et aux conceptions du chef de l’Etat. Et même qu’elle considère que les partis politiques sont des facteurs de division, voire de sédition. Sans aller jusqu’à interdire la présence légale des partis politiques, puisqu’ils continuent à exister et à agir publiquement, ces entités politiques se sont trouvées marginalisées même aux sein des instances élues comme les deux Chambres, A la place on a créé des « blocs parlementaires »; contre l’avis même du président de la République qui s’était publiquement déclaré contre leur formation, en recevant à l’époque le président de l’Assemblée. D’ailleurs, le code électoral lui-même interdit aux candidats de se présenter sous une étiquette partisane.
Là aussi aucun programme politique, économique ou social n’unit les forces pro-Kaïs Saïed, et même les partis qui prétendent faire partie de la majorité présidentielle divergent fondamentalement sur toutes les questions essentielles.
Ajouté à cette confusion générale, la lutte sans merci qui oppose actuellement le président KS à toutes les formations politiques dont les leaders sont en prison. Guerre asymétrique pour employer un terme militaire, qui se développe au fur et à mesure qu’on s’approche de l’élection présidentielle. Elle est renforcée par les candidatures de plus en plus nombreuses qui se déclarent ou qui attendent pour se déclarer. A tel point que parler de la nécessaire d’unité nationale, requise pour sortir le pays de la grave crise dans laquelle il s’enfonce, ressemble à un prêche dans le désert.
Pourtant, la nature des défis intérieurs et extérieurs n’a jamais été aussi grande. A tel point qu’ils peuvent décider de l’avenir proche et lointain de notre pays.
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La société civile, un frein à l’unité nationale?
Il faut dire que la question mérite d’être posée. Car elle a été instrumentalisée après 2011 et une pléthore d’associations financées et dirigées à partir de l’étranger, souvent par des forces qui ne veulent pas que du bien à notre pays. Et à tel point qu’elles ont constitué un cheval de Troie qui agit contre les intérêts nationaux et surtout contre l’Etat, au nom des droits de l’Homme et de la liberté d’expression.
Le président de la République, à plusieurs occasions, les a traitées « d’agents de l’étranger » et de « traîtres ». Et ce, sans qu’on prenne pour autant des mesures pour les neutraliser. La nouvelle loi qui doit régir ce domaine sensible n’est pas encore prête d’être adoptée.
Sans nier le rôle négatif de ce qu’on appelle pompeusement la société civile dans l’affaiblissement de l’unité nationale, ainsi que d’ailleurs certains partis politiques, il convient de raison garder! Car le mouvement associatif et le mouvement syndical ont été le fer de lance du mouvement national durant la période coloniale ainsi que pendant la phase de la construction de l’Etat et la société modernes. Il reviendra à l’Etat d’assainir ce secteur clef, au niveau des sources de financement, chose semble-t-il qui est en cours.
Comme dans les pays démocratiques, où les associations doivent êtres apolitiques (loi 1901, en France), il convient de dépolitiser ces organisations, sans pour autant les empêcher de jouer leur rôle dans l’encadrement des citoyens et surtout de les protéger contre les tentatives de les instrumentaliser.
La fameuse phrase proclamée par le président de la République nous rappelle que la question de l’unité nationale est liée intimement à la situation des régions qui n’ont pas été suffisamment développées, pour de multiples raisons. Et où les habitants vivent avec le sentiment qu’elles ont été sciemment écartées du processus de développement économique et social initié par l’Etat de l’indépendance, pour des raisons politiques ou économiques. Cela ne peut en aucun cas faire ignorer le rôle joué par l’Etat dans ces régions enclavées, particulièrement au niveau de l’éducation, la santé et la culture. Et même sur le plan économique, l’agriculture et le tourisme avaient, depuis un certain temps, requis l’attention des autorités centrales, en raison de l’apport en devises qu’elles pourraient engendrer.
Le nouveau système politique lié à la seconde Chambre et qui accorde une large représentation aux régions pourrait-il enclencher un processus favorable en matière de développement? En dehors des fameuses sociétés dites locales (ahliya) qui seront financées par l’Etat et dont la rentabilité est loin d’être prouvée, l’Etat doit tout faire pour encourager les investisseurs privés, tunisiens et étrangers, à amarrer ces zones à la dynamique économique nationale, qui est d’ailleurs actuellement en panne.
C’est à cette seule condition qu’un débat sur l’unité nationale ou « le désir du peuple » a un sens.