Le 20 mars 1956 marque une date pour l’éternité dans l’histoire nationale. Pour autant, la Tunisie n’est pas née le jour de la proclamation de l’indépendance, loin s’en faut. Elle a un passé beaucoup plus lointain, aussi tourmenté que glorieux. En 1956, quand furent brisées les chaînes de l’occupation étrangère, elle était de retour dans le concert des nations, libre et souveraine. Elle fit valoir son ambition de retrouver son lustre d’antan quand Carthage rivalisait avec Rome et ne faisait pas mystère de ses velléités hégémoniques. La lutte pour l’indépendance, au péril de la vie, sous quelque forme qu’elle ait été, fut longue et douloureuse. Les patriotes d’alors, qui avaient osé braver la puissance de feu coloniale, se battaient pour la liberté, la justice, l’émancipation, pour une Tunisie libérée du joug du colonialisme sous tous ses aspects. Une Tunisie ouverte sur le monde, débarrassée de ses archaïsmes qui l’avaient conduite à la déchéance. Ils rêvaient d’une société ouverte aux progrès, aux réformes et à la modernité. A tous égards, le 20 mars 1956 sonna la résurrection d’une nation abîmée, mise en lambeaux par la sombre nuit coloniale.
Ironie de l’histoire, 68 ans après, celles et ceux morts, victimes de la répression de l’occupant, n’ont même pas droit à l’oubli. Pour leur part, les rescapés des geôles et de la torture, premiers de cordée ou soldats de l’ombre, sont tombés au fil des ans dans la trappe de l’histoire. Qui s’en souvient aujourd’hui ? Cherche-t-on à leur rendre hommage ? Et à les installer pour toujours dans le panthéon de notre histoire ? Difficile de se faire à l’idée qu’aux grands, la patrie se montre peu reconnaissante. Que dire, sinon qu’un pays sans mémoire serait bien en peine de se construire un avenir ?
Le 20 mars 1956, c’est l’aube d’une ère nouvelle débarrassée pour toujours de la mainmise coloniale et de l’influence étrangère. De nouveau, depuis une éternité, le pays a pris son destin en main.
Le 20 mars 1956, c’est l’aube d’une ère nouvelle débarrassée pour toujours de la mainmise coloniale et de l’influence étrangère. De nouveau, depuis une éternité, le pays a pris son destin en main. Pour se donner un Etat, une République et un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. L’indépendance a tenu ses promesses. Habib Bourguiba et ses compagnons de lutte, forts du génie national, avaient incarné les valeurs et l’idéal républicains et répondu aux attentes de la population en engageant aussitôt la bataille du développement. Ils ont poursuivi le combat sous d’autres formes pour sortir le pays de la zone de sous-développement, de pauvreté, de misère et d’obscurantisme où l’avait plongé la colonisation.
L’Histoire retiendra que les pionniers ont eu l’intelligence de hisser le capital humain au rang de sacerdoce. L’indépendance et la souveraineté nationales étaient inscrites dans les faits.
Un pays, une nation, un gouvernement qui répondaient à une vision et à des engagements clairement affichés. Dans cet exercice fondateur, les dirigeants qui avaient conduit la lutte de libération avaient fait preuve d’un élan réformateur comme nul autre ailleurs. Education, santé, contrôle des naissances, égalité des genres, habitat, infrastructure, valorisation des ressources minérales, éradication de l’analphabétisme et des épidémies, véritables fléaux nationaux. Rien n’était laissé à l’abandon dans ce vaste chantier de développement global. L’Histoire retiendra que les pionniers ont eu l’intelligence de hisser le capital humain au rang de sacerdoce. L’indépendance et la souveraineté nationales étaient inscrites dans les faits. Le pays pouvait enfin espérer regarder l’avenir en face au prix, il est vrai, de déviance politique. Seule ombre au tableau : la tentation autoritaire, avec son lot de restriction des libertés, d’instrumentalisation et de marginalisation des institutions républicaines quand elles existent. Le culte de la personnalité, l’hégémonie de l’Etat-parti ont provoqué un véritable désert politique et ont fini par triompher de la démocratie, mise sous le boisseau. On connaît la suite. La fin du régime du Président Bourguiba fut beaucoup moins glorieuse que son combat pour l’indépendance ou celui des premières années pour l’émancipation de la société. Le printemps démocratique du 7 novembre 1987 connut le même sort. Les promesses de changement, de rupture, de liberté, de pluralisme n’ont pas résisté à la dérive autoritaire. Ben Ali n’a pas fait mieux que Bourguiba, qu’il a lui-même délogé, en matière de liberté et de respect des institutions républicaines qui ne soient pas de simples appendices du pouvoir. Il en a payé le prix, en dépit de son bilan économique et social qui le plaçait sur le toit du continent. Ce bilan, salué en son temps par les principaux bailleurs de fonds, lui a longtemps servi de parade. Il n’a pas pu le sauver, pas plus que son attachement et sa volonté d’indépendance nationale, de ses détracteurs.
Les institutions, garantes de la pérennité de l’Etat, ou le chaos. Des institutions indépendantes et souveraines, au-dessus de tout soupçon, qui disposent des prérogatives qui doivent être les leurs, sont pour l’indépendance nationale ce que le sang est pour les individus. Cela est d’autant plus vrai que le concept d’indépendance n’a pas la même tonalité que par le passé.
A l’heure de la dérégulation et de la globalisation financière, l’indépendance se construit et se renforce à travers des canaux complexes d’interdépendance planétaire. Notre indépendance se mesure à l’aune de la densité de notre insertion dans l’économie-monde. Elle se construit et se renforce à la faveur de l’efficacité, du dynamisme, de la compétitivité de notre appareil productif, de notre capacité d’innovation technologique et de projection dans le futur.
L’indépendance, chèrement acquise, a un coût croissant qui signifie que le pays doit s’engager dans un combat permanent aux issues incertaines. Il n’a pas d’autre choix en dehors d’une vision partagée, d’un fort consensus social et politique.
L’indépendance, chèrement acquise, a un coût croissant qui signifie que le pays doit s’engager dans un combat permanent aux issues incertaines. Il n’a pas d’autre choix en dehors d’une vision partagée, d’un fort consensus social et politique. Et de la mise en place d’indispensables institutions républicaines immunisées contre toute influence du pouvoir. Douze ans après, le tsunami révolutionnaire qui a sonné le glas de l’ordre politique ancien n’a pas réussi à mener à son terme une transition démocratique mise en ballottage. Que reste-t-il de nos espoirs et de nos illusions, des mots d’ordre de liberté, de dignité et de souveraineté nationale ? Les caisses de l’Etat, en dépit ou à cause d’un matraquage fiscal, sont désespérément vides ou presque. Le recours à l’emprunt extérieur, la seule marque de fabrique post-révolution, relève désormais de l’exploit, fût-ce à des taux d’usure et au prix d’une humiliation jamais subie par le passé. Au 68e anniversaire de l’indépendance et en l’an XIII de la révolution, le pays est exsangue, en mode de survie, plus préoccupé à gérer les pénuries qu’à générer les moyens financiers pour s’affranchir des bailleurs de fonds étrangers sans compromettre l’investissement tombé au plus bas, avec le risque de s’enfoncer davantage dans les affres de l’austérité, ajoutant ainsi de la crise à la crise.
Le Président Kaïs Saïed a érigé le couple indépendance-souveraineté en dogme absolu. Qui n’y souscrit ? Mais la seule volonté ne saurait suffire. L’histoire est ainsi faite que la réalité peut se mettre au travers de cette proclamation de foi, aussi forte soit-elle. Difficile de tordre le cou à la réalité quand celle-ci est chargée de signes et d’éléments pour le moins alarmants. L’indépendance nationale n’est jamais à l’abri des déconvenues sociopolitiques et davantage encore de l’effondrement de l’économie ou des turbulences géopolitiques. Il n’est pas exclu qu’elle subisse le choc en retour de la relégation au plan mondial du pays, qui évolue désormais en division inférieure parmi les pays à haut risque et les Etats faillis. Le décrochage économique, la désindustrialisation, la déferlante de l’économie informelle et la fracture sociale ne sont pas que de simples hypothèses d’école. Ils se lisent à travers les comptes de la nation et les statistiques des principaux agrégats macroéconomiques. Les difficultés financières – doux euphémisme -, l’explosion du chômage, de la pauvreté, de la dette devenue insoutenable, le délabrement des infrastructures et des services publics, le délitement de l’Etat, l’explosion des prix, l’irruption des pénuries fragilisent plus qu’ils ne protègent et mettent à mal le sentiment national. Et ce n’est pas la persistance d’un climat lourd, délétère et le manque de visibilité qui vont relancer l’investissement, l’innovation et la prise de risque entrepreneuriale. Le poids de la Tunisie dans le monde s’en ressent forcément. Comment pourrait-il en être autrement quand le pays, selon les rapports de la BM, est à la traîne en matière de liberté économique et que de surcroît, il ferme la marche ou presque en termes de bonheur intérieur. Ce critère est à l’image du PIB, désormais sans relief, sans pic et sans perspective de rebond conséquent. Au 68e anniversaire de l’indépendance nationale, celui-ci est en dollars – en dinars constants – inférieur à son niveau d’avant-révolution, censé le porter sur les fonts baptismaux.
La crise de la Covid a mis à nu nos défaillances et les défauts de la cuirasse. L’effondrement de notre infrastructure sanitaire, laissée en jachère, l’absence de médicaments et de vaccins ont accentué nos vulnérabilités et notre dépendance de l’étranger. Qui prend encore plus d’ampleur au vu des pénuries, devenues le principal mode de régulation du marché.
Pourquoi sommes-nous arrivés à ce stade, tout près du point de rupture ? Pour quelle raison la révolution de décembre 2010-janvier 2011, pourtant inscrite dans le droit fil de l’Histoire, n’a pas porté la promesse des fleurs et a lamentablement échoué ?
Questions : pourquoi sommes-nous arrivés à ce stade, tout près du point de rupture ? Pour quelle raison la révolution de décembre 2010-janvier 2011, pourtant inscrite dans le droit fil de l’Histoire, n’a pas porté la promesse des fleurs et a lamentablement échoué ? Serait-ce parce que les 12 dernières années furent à l’image des années post-indépendance ? Il manqua à chaque fois au pays les vrais piliers et fondements de la démocratie. Des institutions républicaines dignes de ce nom pour prévenir déviance politique et dérapage économique. Des institutions qui seraient l’ultime recours pour éviter que le mode de gouvernance politico-économique n’entre en ébullition au point de perdre de sa crédibilité, de sa pertinence et de sa cohérence.
On ne serait pas là aujourd’hui à nous soucier de notre indépendance si, de tout temps, les institutions n’étaient pas réduites à de simples instruments au service de l’exécutif, alors qu’elles ont l’impérieuse obligation de le protéger contre d’éventuels excès. Le choc des déficits institutionnels sur la croissance, principale source d’indépendance, est au moins aussi important que les chocs extérieurs. Difficile de prédire nos pertes en termes de points de création de richesse et de poids dans le monde.
Seule certitude : l’économie se porterait nettement mieux par la seule assurance qu’apportent les institutions républicaines. L’indépendance nationale à laquelle nous sommes si attachés dépend de notre capacité d’inspirer la crainte de nos concurrents, le respect de nos partenaires et alliés et des organismes financiers, la considération des agences de notation, et de l’évolution de nos parts de marché de par le monde. Seul le retour de la croissance, sur fond de climat social et politique apaisé, peut nous protéger des diktats des marchés financiers et des exigences souvent troubles et troublantes des bailleurs de fonds. Nous ne sommes pas tout à fait à ce point précis de risque aujourd’hui. Mais sans un véritable élan réformateur et sans un puissant sursaut collectif, il nous serait difficile de disposer – si les choses restaient en l’état – des moyens de notre pleine et entière indépendance.
Cet edito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 891 du 27 mars au 10 avril 2024