Les crises et les problèmes macroéconomiques qu’ont connus les pays avancés dans l’histoire ont permis aux économistes de répondre aux faits stylisés et d’innover théoriquement pour trouver des solutions adéquates. Durant les années 1920, la sous-consommation et l’incapacité du secteur privé à créer une demande suffisante ont donné naissance à la théorie keynésienne qui permet aux gouvernements d’intervenir et de dépenser. Après la Deuxième Guerre mondiale, le besoin de reconstruction des pays a engendré une monétisation budgétaire importante. Puisque l’offre n’a pas suivi la demande, on a observé une inflation importante, ce qui a contribué à la mise en place d’une nouvelle politique de ciblage de l’inflation. La crise financière de 2008 et la récente pandémie ont créé de nouveaux problèmes économiques liés à la baisse de la demande et l’instabilité financière. La forte dépendance vis-vis de la politique monétaire et du ciblage d’inflation n’a pas résolu ces problèmes économiques.
Plusieurs questions se posent et font l’objet de vives controverses entre les économistes, les politiciens et les praticiens. Est-ce que la Théorie monétaire moderne (TMM) pourrait résoudre ces problèmes macroéconomiques survenus récemment ? Est-ce que la TMM est une innovation théorique ? Est-ce que la TMM est une opportunité pour les pays en développement pour financer leur dette domestique et reconstruire leur infrastructure ?
La Théorie monétaire moderne et son application dans les pays développés
La Théorie monétaire moderne (TMM) critique les approches orthodoxes de la politique monétaire dans un contexte de crise économique. Elle est inspirée des travaux d’économistes post-keynésiens notamment Warren Mosler. Elle remet en cause l’approche quantitative de la monnaie et propose une conception nouvelle des rôles de la politique monétaire et de la politique budgétaire. Elle défend la mise en œuvre d’une politique de monétisation de la dette publique et de taux d’intérêt bas. Cette politique a été vulgarisée par Stéphanie Kelton dans son ouvrage traduit en français en 2020 et ayant pour titre « the deficitmyth : modern monetarytheory» . Cette politique s’est vu accorder une attention croissante par les économistes, les médias et les praticiens, surtout aux États-Unis. La TMM est basée sur l’idée qu’un Etat qui possède la souveraineté monétaire n’a pas de contrainte de création monétaire par la Banque centrale tant qu’elle ne provoque pas de l’inflation et que toutes les capacités productives à la fois en termes d’utilisation du capital et en termes de disponibilité de travailleurs ne sont pas pleinement utilisées. Dans ce contexte, les gouvernements paient leur dette arrivée à échéance en imprimant autant de devises qu’ils le souhaitent. Selon ce raisonnement, un pays qui emprunte uniquement dans sa propre monnaie, ne peut jamais devenir insolvable, car il peut toujours simplement créer davantage de monnaie pour régler ses dettes.
En parallèle, le gouvernement devrait freiner les pressions inflationnistes en refroidissant la demande effective lorsque l’augmentation de la quantité de demande ne produit pas une hausse équivalente de la production. L’augmentation des impôts sert dans ce contexte pour baisser cette demande et augmenter le revenu de l’Etat. Il existe principalement deux conditions pour qualifier une monnaie de souveraine:
-Les dettes du gouvernement doivent toutes être libellées dans une devise locale.
-Le gouvernement doit adopter un régime de taux de change flottant.
Selon plusieurs économistes, le gouvernement américain s’est inspiré de la TMM pour dépenser à grande échelle lors de la pandémie et des politiques monétaires non-conventionnelles telles que le Quantitative Easing suite à la crise de 2008, sans se soucier de la hausse de l’inflation.
En 2020 par exemple, les Banques centrales du Canada et des États-Unis ont acheté une part disproportionnée des obligations d’Etat par rapport aux années précédentes, ce qui a conduit certains financiers à soutenir l’idée que leurs gouvernements pratiquent actuellement la TMM pour financer l’effort de guerre.
De même, selon PatickArtus , « il y a aujourd’hui dans les pays de l’OCDE une utilisation de la TMM par la mise en œuvre de l’Helicopter Money et l’annulation par les Banques centrales des dettes publiques détenues. Le vrai sujet est la conséquence d’un financement monétaire massif des déficits publics : c’est la question de l’excès de monnaie et pas celle de l’excès de dette publique» Rappelons que le concept « d’Helicopter Money » a évolué depuis son introduction par l’économiste Milton Friedman en 1969. Pour cet économiste, cette opération n’est autre qu’une distribution aléatoire de monnaie faite au peuple. Ce concept a évolué de « Quantitative Easing pour la population » vers le « Quantitative Easing ciblé ». Il s’agit de distribuer de la monnaie sans contrepartie à des catégories sociales dont on veut soutenir le revenu par la Banque centrale. Selon Milton Friedman, la politique « d’Helicopter Money » est déjà mise en place par les gouvernements des pays de l’OCDE.
La Théorie monétaire moderne est-elle une opportunité pour les pays en développement ?
Les pays en développement n’ont pas la possibilité de monétiser la dette en devises, mais ils peuvent la monétiser en monnaies domestiques lorsque les capacités productives ne sont pas pleinement utilisées. Ils empruntent en devises (dollar américain et/ou euro) auprès des institutions internationales et les autres bailleurs de fonds qui doivent être remboursées en cette devise, ce qui signifie nécessairement que ces pays doivent constituer un stock de devises comme réserves de change par des politiques de promotion des exportations. La rationalité économique confère aux gouvernements des pays en développement de financer des programmes de dépenses (éducation, infrastructure, santé etc.) en émettant de la monnaie, dans le but d’atteindre le plein emploi et en levant des impôts en cas de risques inflationnistes pour diminuer la demande. Il s’agit d’une possibilité réelle pour mobiliser les ressources locales (travail, ressources naturelles etc.) en privilégiant le financement en monnaie nationale. Ces pays qui s’endettent en monnaie nationale non convertible ne peuvent pas devenir insolvables en termes de leurs propres monnaies.
Selon Robert Cauneau , l’ancien fonctionnaire du ministère français des Finances, la TMM pourrait être une des solutions pour atteindre les objectifs des pays en développement, notamment en termes de plein emploi et d’utilisation totale des capacités disponibles. La TMM est sans doute un moyen rapide de financer le déficit budgétaire en évitant d’augmenter les taux d’intérêt. Il est important de noter que la TMM repose sur une approche différente en matière d’application des instruments aux objectifs. Elle adhère à la théorie de la finance fonctionnelle, qui attribue l’objectif de plein emploi et d’inflation à la politique budgétaire via l’instrument du taux de taxe et la soutenabilité de la dette à la politique monétaire. Ce renversement des objectifs par rapport à l’approche conventionnelle est important dans la mise en œuvre de la TMM. On rappelle que la politique monétaire conventionnelle conduite par une Banque centrale a un mandat axé sur la stabilité des prix et dans quelques pays le plein emploi, tandis que les gouvernements gèrent les impôts et les dépenses publiques en vue de garantir une finance publique saine.
Conclusion
Le modèle politique de la TMM s’est heurté à des critiques. Plusieurs économistes évoquent que sa mise en œuvre entraînera une inflation dans une économie de plein emploi. Summers, L.H (2020) et Krugman, P (2019) indiquent que la TMM conduit à des tailles de gouvernements de plus en plus importantes et un retour à l’inflation sans la présence de croissance. Cependant, la plupart des défenseurs de la TMM montrent qu’en dépit des augmentations récentes des dépenses publiques et d’emprunts publics, l’inflation reste relativement faible et le chômage relativement élevé. Ils notent également que les gouvernements peuvent toujours réduire leurs dépenses ou augmenter les impôts en cas d’inflation. Les débats sur la TMM sont loin d’être clos et se poursuivront certainement dans les sphères politique et économique.
Par Ghazi Boulila Professeur d’économie à l’Université de Tunis Ecole Supérieure des Sciences Economiques et Commerciales de Tunis (ESSECT)
Cet article est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 891 du 27 mars au 10 avril 2024