L’écrivain tunisien francophone Ali Bécheur a tiré sa révérence le 6 avril 2024. Sa disparition a été une perte immense pour la scène francophone et tunisienne. Il était récipiendaire de plusieurs prix littéraires, dont le prix de l’Association Tunisie-France pour l’ensemble de son œuvre et le Comar d’or à plusieurs reprises. Pour discuter de l’héritage littéraire de Bécheur, nous avons le privilège d’être accompagnés de Hanène Harrazi, universitaire et chercheuse passionnée de littérature francophone et comparée, qui a consacré ses études à explorer la richesse et la profondeur de son œuvre. Son admiration pour l’écrivain tunisien a culminé avec la soutenance de son mémoire de troisième cycle, où elle a brillamment exploré les intrications de son univers littéraire. Ce mémoire, véritable hommage à la puissance évocatrice de l’écrivain disparu, a marqué le début d’un engagement profond envers l’étude et la compréhension de son œuvre. Actuellement, notre invitée prépare avec ardeur une thèse de doctorat consacrée à l’œuvre de Bécheur. Dans cette quête intellectuelle, elle aspire à explorer les multiples dimensions de sa création littéraire, plongeant au cœur des thèmes récurrents, des influences littéraires et des implications sociopolitiques de son travail. À travers cette recherche, Hanène Harrazi s’engage à éclairer les aspects souvent méconnus et subtils de l’héritage littéraire de Bécheur, offrant ainsi une contribution précieuse à la compréhension de la littérature francophone contemporaine. Dans cet entretien, nous aurons l’opportunité de nous immerger dans l’univers romanesque d’Ali Bécheur, guidés par l’expertise éclairée et la passion contagieuse de Hanène Harrazi. Ensemble, nous rendrons hommage à un écrivain dont l’empreinte indélébile sur la littérature tunisienne continue d’inspirer les générations futures. Interview.
Dans quel contexte et courant littéraire peut-on situer Ali Bécheur?
Au début de cet entretien, je me permets d’abord d’exprimer mes condoléances à la famille d’Ali Bécheur et à tous ses lecteurs. La Tunisie vient de perdre, ces derniers jours, un pilier de la culture et de la littérature tunisienne. J’essaierai de me consoler en disant qu’un écrivain ne meurt jamais, il vivra à travers ses écrits et sera certainement lu et apprécié par les générations futures. La production littéraire d’Ali Bécheur fut abondante et s’est étalée sur environ quatre décennies : commençant par De Miel et d’aloès premier roman publié en (1989), passant par Les saisons de l’exil (1991), Les rendez-vous manqués (1993), Jours d’adieu (1996), Tunis Blues (2002), Le Paradis des femmes (2006); ensuite L’Attente (2007), Amours errantes (2009), Chams palace, (2014) jusqu’à son dernier opus Du Sel dans la bouche paru en (2023).
J’ai l’honneur, de parler aux lecteurs de L’Economiste Magrébin, d’un auteur qui m’a beaucoup imprégnée par son écriture et qui a contribué, à mon sens, à la richesse et à la prospérité de la littérature tunisienne d’expression française. Je dirais qu’il appartient à cette communauté d’écrivains francophones qui n’ont pas cessé pendant des décennies de dévoiler les aspirations d’un peuple qui se cherche dans toutes ces mutations sociopolitiques.
Je peux citer de grands noms tels que Fawzi Mellah, Anouar Attia, Azza Filali, Emna Belhadj Yahia et bien d’autres écrivains qui ont constitué ensemble une vague ou un courant littéraire proche du réalisme où le social et le politique se mêlent pour représenter le plus fidèlement possible la réalité telle qu’elle apparaît.
Les écrits de Bécheur peuvent nous renvoyer à ceux de Balzac, de Flaubert et de Stendhal, les pionniers de ce mouvement littéraire dans lequel le romancier se sert des personnages et des situations décrites pour refléter la société de son époque et exprimer sa vision du monde et souvent son mal être. Mais je dirais aussi que ses écrits font également écho à ceux de Baudelaire et Rimbaud dans leur quête existentielle.
Baudelaire, à travers ses œuvres, « élabore et développe l’esthétique de ce qu’il nomme lui-même ‘ surnaturalisme’, fondée sur la conjonction de l’imaginaire et du bizarre, du « spirituel » et de la modernité » disait Henri Le Maître. C’est ce qu’on retrouve chez Bécheur qui se cherche à travers l’écriture, l’amour, la religion, la mort et le retour aux origines. Il nous passe cette « angoisse radicale du d’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » qu’on ressent en lisant Les Fleurs du mal de Baudelaire. Rimbaud est fortement présent dans le monde de Bécheur à travers sa célèbre expression « JE est un autre », que le narrateur du Paradis des femmes emploie dans une formule interrogative qui exprime son désarroi et sa perte. « JE est un autre, d’accord. Mais qui? Au final ; l’enquête ne révèle que sa propre vanité, le dédale de soi où l’on se perd », une expression qui dévoile le dédoublement d’un « je » qui se cherche toujours.
Quelles sont les spécificités de son œuvre littéraire qui le différencient de ses pairs?
Je viens d’affirmer qu’Ali Bécheur a partagé avec ses confrères un certain nombre de sujets et de caractéristiques littéraires et culturelles qui ont marqué toute une génération d’écrivains tunisiens d’expression française.
Bien que cette littéraire a essayé de se démarquer de celle de ses voisins Algériens et Marocains malgré les proximités historiques, géographiques et même culturelles; des images archétypales de la littérature maghrébine telles que la ville natale, la mère, la langue maternelle en rapport à la langue française ainsi que le cliché de la confidente étrangère etc. sont des éléments fortement présents dans les écrits d’Ali Bécheur. L’image de Luz, par exemple, dans Le Paradis des femmes évoque celle de Céline dans La Répudiation de Rachid Boujedra, elle « joue le rôle d’écoutante, accoucheuse du délire, coopératrice technique d’un genre particulier, relançant le discours de Rachid » disait Jacques Madeleine. Ali Bécheur s’inspire également de sa culture occidentale pour comparer Luz à certaines héroïnes des pièces de théâtre les plus renommées de la littérature mondiale : « Je sais maintenant que tu fus Ophélie, Ondine, Arkadina dans La Mouette. Mais aussi la Blanche de Un tramway nommé Désir, que tu as joué Pirondello, souvent. Sean O’Casey, Arthur Miller (Mort d’un Commis Voyageur, à l’Odéon) ».
Ce qui le différencie de ses pairs, malgré toutes ces ressemblances, c’est son audace, sa persévérance et sa culture multidisciplinaire. Ali Bécheur fut un homme de droit, un avocat à la Cour de cassation, un passionné d’art et de culture. Un écrivain aux multiples talents dont les écrits regorgent de références historiques, artistiques et littéraires.
Il nous emporte des chants de Saliha et Hédi Jouini à la musique de Miles Davis et de Paul Anka. Des bandes dessinées de Spirou, Davy Crockett, Buffalo Bill aux œuvres de Michel Ange. Ali Bécheur semble être un grand adepte du cinéma américain et hollywoodien de son époque, il n’a pas hésité à énumérer un grand nombre d’artistes tels que Gary Cooper, ainsi qu’Alan Ladd, James Cagney, Robert Mitchum, Burt Lancaster.
Tous les éléments remémorés remontent en surface pour décrire cette réalité psycho-mentale d’un écrivain qui se cherche à travers ses différentes lectures et expériences existentielles. Et comme chaque individu, « au fond de son coin, le rêveur se souvient de tous les objets de solitude, des objets qui sont des souvenirs et qui sont trahis par le seul oubli, abandonnés dans un coin ».
Ainsi l’évocation de tous ces éléments montre le profil de cet écrivain qui s’élucide à travers sa vaste culture, son goût raffiné, sa passion pour l’art et la littérature. Ces éléments nous plongent dans des mondes divergents qui s’entremêlent pour créer un univers d’une grande richesse.
L’écriture de ces souvenirs donne au texte une dimension historique et nous incite à se demander si Bécheur peut être considéré, à travers ces écrits, comme un mémorialiste qui témoigne de son temps. Il entreprend dans ces écrits un pèlerinage d’ordre historique, il revient sans cesse sur les traces du passé, tantôt pour l’interroger, tantôt pour pleurer un âge d’or révolu. Il a su créer un monde propre à lui, un univers littéraire qui nous a ensorcelés et dans lequel chacun de nous a l’impression de se retrouver dans un personnage ou un autre, dans une image décrite ou un souvenir évoqué, dans une page ou une autre. Je dirais que dans ses écrits, il s’agit bel et bien de nous, sans artifices ni ornements.
Comment-a-il présenté la Tunisie dans ses romans au monde francophone?
La Tunisie a représenté le pivot central de son œuvre, je dirai même l’âme de ses écrits. Bien inspiré de la Tunisie d’antan, il a toujours présenté une Tunisie bienveillante, accueillante, terre de tolérance et de paix. Dans Le Paradis des femmes, par exemple, il a comparé sa ville natale avec ses rues et ruelles à une tour de Babel où minorités religieuses se côtoyaient en paix. Je cite un passage qui m’est cher : « La ville n’est pas grande, mais plurielle. Une petite tour de Babel, on y parlait l’arabe, bien sûr, mais aussi l’italien avec l’accent de Palerme, l’espagnol et le grec, le français chantant du Midi, l’alsacien rugueux, la gouaille du titi parisien et surtout le parler pied-noir, où la mimique exprime mieux les mots. Tous, pêle-mêle, courant de-ci de là, vivant ensemble vaille que vaille, se partageant les mêmes rues, les mêmes places, les mêmes cafés, les mêmes cinémas et les mêmes bordels. Leurs tables. S’échangeant leur cuisine, des plats de couscous, de raviolis ou de bkaïla voyageaient de maison en maison ».
La nostalgie de cette époque aimée et passée se montre vive tout au long de son œuvre qui se lit comme un hommage à la Tunisie d’autrefois et représente l’espoir d’une Tunisie généreuse, clémente, hospitalière où toutes les cultures et toutes les religions peuvent s’épanouir sans s’exclure. Loin de représenter une Tunisie folklorique, Ali Bécheur a décrit, avec une grande habileté, deux visions de la Tunisie tout à fait différentes : une Tunisie d’antan nostalgique, révolue et aimée et une Tunisie moderne vivant plusieurs mutations sociétales, politiques et culturelles. Je trouve qu’Ali Bécheur a rendu hommage à la patrie, à la femme et la mère dans la majorité de ses écrits.
Je partage l’avis de l’universitaire tunisienne Monia Kallel, qui disait que dans De miel et d’aloès « il s’agit bel et bien de nous. Nous, non pas comme le lecteur occidental est habitué à nous accepter, mais en ce sens où nous nous voyons comme nous pensons être, comme nous voudrions être et peut-être comme nous refusons à nous accepter. ».
Actuellement, vous préparez une thèse sur son œuvre. Quelles sont les raisons de ce choix et comment expliquez-vous le désintérêt des universitaires tunisiens pour les écrivains tunisiens francophones?
Avant d’entamer ma thèse de doctorat, mon intérêt pour les écrits d’Ali Bécheur remonte à des années. Ma première découverte fut Le Paradis des femmes qui représenta pour moi un vrai coup de cœur littéraire et fit l’objet de mon mémoire de mastère soutenu en mai 2011 à la faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de Manouba. Je me rappelle que je me suis dirigée directement vers la littérature tunisienne d’expression française par devoir ou par nationalisme. Je ne sais pas exactement! Il m’était inadmissible de travailler sur un écrivain algérien, marocain ou subsaharien malgré toute l’admiration que j’avais pour Malek Haddad, Kateb Yassine ou Abdelkébir Khatibi ou Sony LabouTansi.
Quelque chose au fond de moi me prenait vers le rayon des livres tunisiens à la bibliothèque nationale de Tunis et me poussait à rabâcher dans cette littérature qui est la nôtre. Ensuite, les articles et communications se sont succédé et ont fait de la littérature tunisienne francophone mon champ de travail. D’ailleurs, ma thèse de doctorat porte sur l’Ecriture et réécriture de l’h/Histoire dans les écrits d’Ali Bécheur, Fawzi Mellah et Anouar Attia. Le désintérêt total non! Je dirais plutôt un manque terrible que j’ai ressenti nettement quand je préparais mon mémoire de mastère. Je me rappelle avoir trouvé un seul travail universitaire portant sur le premier roman d’Ali Bécheur De miel et d’aloès qui a été élaboré par l’universitaire Monia Mouakher Kallel et quelques articles de presse annonçant un prix Comar.
Mais dans ce sens, je profite de cet entretien pour rendre hommage à Jean Fontaine qui a représenté, j’oserai dire, une anthologie de la littérature tunisienne de langue arabe et de langue française, dont je cite Histoire de la littérature tunisienne en trois tomes paru chez Cérès éditions et Propos sur la littérature tunisienne contemporaine chez Sud éditions ainsi que d’autres titres.
Je persiste à dire qu’il ne faudrait jamais considérer la littérature tunisienne d’expression française comme une littérature mineure. Au contraire, elle représente les aspirations d’une nouvelle génération qui se cherche à son tour dans ce brouhaha culturel, économique et sociétal. Surtout lors de la dernière décennie et spécialement à partir des années post-révolution où les écrits, dans les deux langues, d’ailleurs, ont connu un grand foisonnement et éclatement d’où nous ressentons un intérêt remarquable à la production littéraire. Et certaines plumes prennent la relève et transcrivent le nouveau paysage de la littérature, tels que Yamen Manai, Mohamed Harmel, Atef Attia, Wafa Ghorbel, Khaouala Hosni et plusieurs autres talents.