Le 22 avril 2024, s’est tenu à Tunis un sommet regroupant les chefs d’États de ce qu’on peut appeler le Maghreb Oriental. Les tenants et aboutissant de ce sommet qu’on peut qualifier d’atypique, car il est le premier du genre depuis les indépendances de la Tunisie, l’Algérie et la Libye, et n’était point prévu dans les agendas des président , restent encore inconnus0 Car en dehors du communiqué commun publié à l’issue de la rencontre, peu d’informations ont filtré sur ses objectifs. Pourtant il fera date et peut être considéré comme un tournant dans l’histoire des pays maghrébins.
Il est aussi clair, que l’Algérie est derrière la tenue de ce sommet. Puisque c’est le Président de la République Algérienne lui même, qui avait auparavant annoncé l’événement. En expliquant les raisons qui poussent vers l’obligation de coordonner les politiques et les actions de nos gouvernements respectifs. Avec notamment la montée des dangers qui se profilent à l’horizon dans cette région du monde et l’importance des défis qui se posent à chaque pays à part.
Maghreb des peuples et Maghreb des gouvernements
Tout le monde se rappelle ce slogan lancé par les différents gouvernements algériens depuis l’époque de feu Haouari Boumediène, opposé à un hypothétique « Maghreb des gouvernements » qui n’a jamais eu lieu. La création même de l’UMA, Union du Maghreb Arabe, n’avait d’ailleurs fait qu’envenimer les relations et aggraver les désaccords entre les nations maghrébines. L’UMA est née morte dès la première réunion de Zéralda.
Il faut revenir très loin dans l’histoire de nos pays, où en 1924, une « commission de libération du Maghreb » a été crée au Caire. A l’époque, le parti destourien était déjà né et dirigé par feu Abdel Aziz Thaalbi, lui même tunisien mais d’origine algérienne et auteur du célèbre ouvrage, « Tunisie martyr » et qui était déjà une personnalité célèbre dans le monde arabo-musulman. Cette même année là fût abolie le « Califat » d’Istanbul, par Kamel Atatürk. Et une conférence réunissant les mouvements nationaux de l’Afrique du Nord, s’est tenue.
Un bureau du Maghreb arabe fût même installé au Caire pour servir la cause de l’indépendance, issu d’un congrès qui s’est tenu entre le 15 et le 22 février 1947 dans la capitale égyptienne, où figurait le leader nationaliste marocain, Mohammed ibn Abdel Karim El Khattabi, héros de la guerre du Rif contre la France. Habib Bourguiba fût aussi membre de ce bureau lorsqu’il était en exil au Caire.
Mais il faudra attendre 1958, juste après les indépendances de la Tunisie et du Maroc, l’Algérie étant encore sous le joug du colonialisme français, pour qu’une réunion se tiennent à Tanger entre les représentants des principaux mouvements politiques du Maghreb, la Tunisie étant représentée par le Néo-Destour.
C’est donc dans la logique de la réunion de Tanger que se tiendra plus tard, le 10 juin 1988, la première réunion entre chefs d’Etats maghrébins, à Zéralda, au Maroc, pour constituer l’Union Maghrébine Arabe. Elle réunira la Tunisie, le Maroc, l’Algérie, la Libye et la Mauritanie. Depuis le Maghreb à cinq est né. Un traité fût signé le 17 février 1989 à Marrakech et un secrétariat général fût créé qui est toujours jusqu’à maintenant dirigé par un représentant de l’État tunisien, nommé par le Président de la République et agrée par les quatre autres chefs d’État et son siège est à Rabat.
Mais l’UMA est morte depuis sa naissance, en raison essentiellement du conflit entre le Maroc et l’Algérie à propos du Sahara Occidental. Dans ce conflit entre les deux pays frères, la Tunisie a toujours gardé une stricte neutralité, jusqu’au jour où le représentant du front Polisario fut reçu à Tunis par le Président de la République Tunisienne. Depuis, rien ne va plus entre la Tunisie et le Maroc et l’UMA est devenu un souvenir lointain.
Pour ou contre le Maghreb Oriental?
La tenue d’une réunion tripartite à Tunis, entre les chefs d’États de la Tunisie, de l’Algérie et de la Libye, a divisé les élites politiques tunisiennes. Ainsi, une partie considère qu’on ne peut pas attendre éternellement la résurrection d’un Maghreb à cinq pour avancer sur la voie de l’unité maghrébine. On peut donc déjà le tenter à Trois. Dans ce sens, une étude de la Banque Mondiale en 2019 prouve que les PIB des pays maghrébins augmenteraient sensiblement, en cas de création d’un grand marché maghrébin de plus de 100 millions de consommateurs. D’ailleurs, les experts vont jusqu’à parler du coût du NON Maghreb. La Tunisie, dont l’économie est basée sur l’exportation, est l’une des plus grandes perdantes.
Pourquoi ne pas alors essayer d’avancer avec nos voisins avec qui nous avons des frontières terrestres et maritimes communes. Cette logique a ses prolongements dans l’histoire de la Tunisie. Le chercheur en histoire Habib Azizi, moderniste et spécialiste des 17ème-19ème siècles, parle du Maghreb Ottoman qui était une réalité politique, géographique et économique et qui correspondait à ce que nous appelons le Maghreb Oriental (et non arabe) qui fut jusqu’à la première guerre mondiale sous la domination de la Sublime Porte. Pourquoi donc ne pas se baser sur cette donne essentielle pour avancer sur la voie de l’unification progressive? D’ailleurs, cet historien considère que le Maghreb Occidental (Maroc Mauritanie) a toujours été tourné vers l’Atlantique.
L’autre thèse, considère que l’actuelle tentative de créer un Maghreb à trois, outre qu’elle divise le Maghreb, et tire la dernière balle dans la tête de l’UMA, n’est qu’une manœuvre algérienne pour isoler le Maroc davantage. Tout en imposant aux deux autres pays de s’aligner sur la politique extérieure d’Alger. Les tenants de cette idée affirment qu’elle sera sans suite; et ce, malgré la déclaration issue de la réunion de Tunis et les assurances que l’initiative reste ouverte aux autres pays.
Ce qui confirme les doutes sur les intentions d’Alger est le fait que la Présidence Libyenne, juste après la réunion de Tunis s’est empressée d’envoyer deux envoyés spéciaux à Rabat et à Nouakchott pour rassurer les dirigeants des deux pays sur « l’attachement de la Libye à l’UMA ». Surtout que le pouvoir de Tripoli est profondément divisé sur la question. La division étant plus particulièrement flagrante entre le Président du Conseil Présidentiel et le Chef du gouvernement. A tel point que le ministère libyen des Affaires étrangères était absent des pourparlers de Tunis.
Ce début chaotique de cette tentative d’unifier le Maghreb Oriental, n’augure rien de bon. Et tout se passe comme si Alger voulait imposer cette démarche toute seule. Car en Tunisie aussi une partie de l’opinion publique reste extrêmement sceptique quant à la réussite de cette initiative.
Le danger vient du Sud
L’empressement d’Alger de conclure cette initiative s’explique aussi par le défi sécuritaire auquel le pays est confronté. Sachant qu’il a des frontières avec la Libye qui subit actuellement un accroissement de la présence militaire des Russes, aussi bien que des Américains. Tout laisse croire que l’affrontement qui se déroule en Ukraine entre les deux puissances et au cœur de l’Europe risque de se déplacer au cœur de l’Afrique et notamment en Libye.
D’ailleurs, le renforcement de la présence américaine via un aéroport militaire libyen, à 30 km de nos frontières, inquiète certainement Alger. Le pouvoir algérien ayant toujours l’impression d’être une forteresse assiégée et qui est directement impliqué dans le conflit libyen pour stopper l’évolution des troupes du Général Haftar, soutenu par l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Russie. Il serait arrivé à encercler Tripoli, n’aurait été l’intervention militaire turque pour l’empêcher d’occuper la capitale. Ce qu’Alger considère comme une avancée de l’influence égyptienne qui menace ses frontières.
Mais le risque d’une déstabilisation de la région subsaharienne est d’autant plus grand que la France et les USA ont retiré leurs troupes du Niger et fermé leurs bases militaires. Ce qui augure d’un renversement des équilibres stratégiques dans la région. La Libye redevient alors un enjeux capital pour la présence militaire occidentale.
Dans son discours, lors de l’intronisation du nouveau chef de l’AFRICOM, le secrétaire d’Etat américain à la défense prédisait, il y a deux ans, que notre région dont la Tunisie serait le centre d’affrontements entre les USA et leurs alliés, d’une part; la Russie et la Chine d’autre part. Sa « prophétie » semble malheureusement se réaliser. On comprend donc l’initiative algérienne. Surtout qu’un nouveau problème vient s’ajouter, l’immigration subsaharienne qui déferle sur nos trois pays et qui constitue une menace sécuritaire sérieuse.
Tant de dangers venant du sud exigent en effet une vigilance extrême sur nos frontières sud et doivent nous interpeller pour trouver les parades adéquates. Sur ce plan, la coordination avec Alger et Tripoli est plus que nécessaire, loin de toute politique politicienne. Dans ce sens, la réunion de Tunis des trois Présidents ne peut être que bénéfique. Sauf que la diplomatie tunisienne doit s’activer pour « dégeler » les relations avec le Maroc. L’intérêt de ce pays est aussi de s’activer dans ce sens.
Il est clair aussi que la coordination avec notre voisin du Nord, l’Italie, est plus que nécessaire. Après la visite éclair de Georgina Meloni et la signature d’accords qui ne peuvent que renforcer nos capacités à protéger nos frontières sud.
Au delà des considérations idéologiques et politiques, nous ne pouvons qu’avancer sur la voie d’un Grand Maghreb, qui reste un rêve pour des générations de Maghrébins et aussi une opportunité pour nos économies respectives. Tout nous unit et peu de choses nous séparent. Car il n’ y a pas de survie sans appartenance aux grands ensembles, maghrébin, méditerranéen, arabe et africain.