Dans cette interview avec la romancière tunisienne Amira Ghenim, nous plongeons au cœur de son dernier roman, “تراب سخون” (Sable ardent), publié aux éditions Miskiliani au mois d’avril 2024. À travers les dédales de l’histoire tunisienne, ce roman dessine les contours d’une femme souvent reléguée dans l’ombre de son célèbre époux, le premier président de la République Tunisienne, Habib Bourguiba. Il s’agit, vous l’aurez deviné, de Wassila Bourguiba. Amira Ghenim nous emmène dans un voyage littéraire où fiction et réalité se mêlent harmonieusement. “تراب سخون” nous plonge dans l’intimité de Wassila, première dame au destin tumultueux. Le récit explore l’idée d’un voyage fictif de La Marsa vers Monastir, terre d’exil de Habib Bourguiba. Un périple où l’héroïne, dissimulée sous un déguisement, s’aventure à la rencontre de son ancien époux, portant avec elle un objet au destin mystérieux.
À travers ce roman, l’auteure jongle avec les perspectives narratives pour mieux saisir les nuances de l’histoire. Dans un échange passionnant, elle nous confie ses motivations profondes pour puiser son inspiration dans la vie de Wassila Bourguiba. Elle nous dévoile également les intrications de la genèse de “تراب سخون”, nous invitant à explorer les méandres de la création littéraire. Notons aussi que la traduction du titre arabe en français, “Sable ardent”, est une tentative, une proposition, qui demeure approximative. À ne pas confondre avec le roman de l’écrivain tunisien Yamen Manaï, L’Amas Ardent. Interview.
Après “Le désastre de la maison des notables” (2020), où le réformateur Tahar Haddad était au centre du roman pour aborder des sujets brûlants de l’époque, et “Le Vieux dossier” (2023), un drame psychologique rare dans la littérature tunisienne où démence et passion s’entremêlent, vous avez publié votre troisième roman, “تراب سخون”, aux éditions Miskiliani, centré autour de la figure de l’ancienne première dame Wassila Bourguiba. Peut-on dire que Amira Ghenim refuse de se limiter à un seul cadre et style littéraire ?
Oui, certainement. Cet aspect de diversification du style d’écriture existe bel et bien. Le Vieux dossier était le roman du seul narrateur. Dans Le désastre de la maison des notables, j’ai tenté de répartir la narration sur plusieurs personnages/narrateurs qui ont assisté au désastre. En ce qui concerne Sable ardent, l’idée n’est pas loin de celle du Désastre de la maison des notables car plusieurs personnages racontent les événements chacun à partir de son point de vue, mais il existe quand même plusieurs différences avec Le Désastre de la maison des notables. Pour vous donner un aperçu de ce roman, je dirais que c’est l’histoire d’un voyage fictif fait par Wassila Bourguiba à la fin de sa vie vers Monastir, où Habib Bourguiba était assigné à résidence.
Quelles étaient vos motivations pour puiser votre inspiration dans la vie de Wassila Bourguiba, une vie débordante de secrets et d’histoires ? Les lecteurs de l’Économiste Maghrébin aimeraient avoir un aperçu de “تراب سخون” ainsi que de sa genèse.
En effet, quand Habib Bourguiba a divorcé de Wassila, j’étais encore à l’école primaire et je n’avais pas une assez grande conscience de cette histoire. Ce dont je me rappelle, ce sont les images diffusées par la télévision où elle se baignait avec le président de la République de l’époque à Monastir. À l’époque, je me demandais, malgré mon très jeune âge, quel était l’intérêt de diffuser ces images et de savoir que le président était descendu à la plage faire une baignade avec la première dame de la Tunisie. À travers les années, j’ai grandi et je n’ai pas oublié les histoires tissées autour de cette dame, considérée par certains comme “la main invisible”, comme la qualifie Noureddine Dougui dans son livre qui porte le même titre. En même temps, elle a été accusée de tant de choses : voler les bijoux de la famille beylicale, avoir le dernier mot dans la nomination et le limogeage des postes clés.
Le sujet de Wassila Bourguiba occupait ainsi mon esprit indépendamment de Habib Bourguiba. Quand j’ai entrepris l’écriture de ce roman, l’idée principale était de recourir à une approche mêlant fiction et aspects vérifiables de l’histoire.
Au niveau vérifiable, tout le monde sait que Bourguiba, lors de son assignation à résidence, a envoyé des lettres à Wassila Bourguiba lui demandant de le rejoindre dans sa résidence ; sauf qu’elle n’a jamais accepté cette demande.
Mon roman va dans un autre sens que la réalité. Tout à fait, nous sommes bel et bien dans la fiction, mais dans la fiction des choses qui auraient pu avoir lieu. Nous ne sommes pas dans le réalisme fantastique. Les faits historiques affirment que le régime de Ben Ali a accepté le retour de Wassila Bourguiba à Tunis de Paris sous la condition de ne contacter jamais Habib Bourguiba sous aucun prétexte.
Cette idée d’un voyage entrepris par Wassila de la Marsa vers Monastir à la rencontre de son ex est plausible. Dans le roman, Wassila fera ce voyage vers Bourguiba en portant un déguisement pour ne pas être identifiée par les forces de l’ordre, d’ailleurs elle était bel et bien surveillée, et lui remettra un objet que je ne dévoilerai pas et je laisserai le soin aux lecteurs de le découvrir à travers les pages du roman.
Il existe une autre intrigue en parallèle dans le roman qui explique comment le narrateur a connu l’histoire : suite à une course-poursuite avec les agents de la police, les policiers ont pu attraper un agent étranger et le menotter. Lors de l’opération, il a fait tomber un flash disk que personne n’a pu voir dans l’obscurité. Au bout de quelques minutes, l’agent étranger a été libéré suite à une décision de plus haut niveau. Une éditrice littéraire passe et récupère par coïncidence le flash disk.
La coïncidence est le moteur de plusieurs événements romanesques. Après avoir ouvert le flash disk, l’éditrice littéraire trouve des captures d’écran et des enregistrements. Les enregistrements sont ceux de Wassila qui raconte les faits, et quant aux captures d’écran, il s’agit de lettres scannées entre Wassila et Jacqueline Gaspard, une écrivaine qui a réalisé une interview avec Wassila Bourguiba, qui a été publiée à titre posthume. Cette interview a été réalisée dans les années 70. Lors de cette interview, Wassila hausse le ton et demeure critique sur la situation du pays, et d’autre part, il y a des correspondances entre Jacqueline Gaspard et Souad (personnage fictif, l’infirmière de Bourguiba lors de son assignation à résidence).
Pourquoi avoir choisi ce titre, “تراب سخون”, qui peut se traduire approximativement par “Sable ardent” ? Le critique littéraire français Gérard Genette nous a enseigné que le titre est l’un des seuils de l’œuvre littéraire. Ce choix n’est certainement pas anodin, surtout s’il reprend une expression populaire tunisienne susceptible d’interpeller les lecteurs.
Bien évidemment, le choix du titre n’a jamais été arbitraire. D’ailleurs, parmi les plus grandes difficultés que je rencontre après avoir terminé l’écriture d’un roman, c’est de trouver un titre qui pourrait représenter l’esprit du roman. Un titre qui incite le lecteur à réfléchir et qui sollicite son imagination. Et c’est pour cette raison que je ne dévoilerai pas ma propre interprétation du titre. Libre aux lecteurs d’interpréter à leur guise.
Je dois avouer également que j’ai effectué un grand travail de recherche sur Wassila Bourguiba et j’ai lu des centaines de livres à son sujet. Car le roman n’est pas une fiction qui surgit de nulle part. Ce que j’ai lu sur Wassila m’a intriguée plus qu’il n’a répondu à mes interrogations. Wassila Bourguiba est un personnage qui a encore gardé son aura de mystère ; certains l’ont diabolisé. Cependant, d’autres l’ont vue comme la dame à la main de fer qui a sauvé Habib Bourguiba à certains moments où il a failli commettre de grandes fautes, comme la fusion avec la Libye. Il ne faut pas oublier non plus son rôle dans l’accueil de l’Organisation de libération de la Palestine en Tunisie.
Pensez-vous que ce roman sera bien accueilli par les lecteurs et qu’il nourrira le débat sur le président Bourguiba, son épouse Wassila et leur époque ? J
Je l’espère vraiment, bien que je sois convaincue que Bourguiba n’a pas besoin d’un roman pour alimenter le débat sur son héritage. D’ailleurs, depuis la révolution, Bourguiba figure sur la liste des débats les plus importants pour les Tunisiens, que ce soit par sa glorification ou par sa diabolisation.
Je tiens à dire autre chose sur Wassila Bourguiba. Dans tous les écrits que j’ai lus sur cette dame, je n’ai jamais trouvé un document qui la présente indépendamment de Bourguiba. Elle a toujours été présentée dans l’ombre de Bourguiba.
Dans mon roman, je l’ai présentée comme indépendante, loin de l’ombre de Bourguiba : une femme tunisienne qui n’a pas eu un niveau d’études important. Elle n’est pas uniquement l’épouse de Bourguiba. Elle est militante : elle a mené la première manifestation guidée par les femmes à Béja en 1952. Elle était parmi les premières femmes emprisonnées par l’occupation. On lui doit, grâce à son influence, l’élaboration du Code du statut personnel (CSP). Elle avait un rôle important dans la construction de l’État tunisien moderne, et sur ce plan, l’histoire fera son jugement.