Loin d’exiger la perfection des entreprises, la mode responsable est bien plus qu’une simple tendance : elle est plus respectueuse de l’Homme et de l’environnement. La réduction de la consommation des ressources non renouvelables, le recyclage et l’écoconception sont au cœur de cette approche. Pour le consommateur, cela signifie privilégier les vêtements d’occasion, éviter l’accumulation, pratiquer le troc et recycler ses vêtements. Comme le dit si bien Vivienne Westwood : « Buy less, choose well and make it last ». Hélène Sarfati-Leduc, consultante en Développement Durable pour la mode et le luxe depuis 2005, nous en parle lors d’une interview datant de 2017 à Tunis qui reste toujours d’actualité.
Quel a été votre parcours avant d’être consultante indépendante en développement durable dans la mode ?
Hélène Sarfati-Leduc: Après une première carrière dans le Web (création de site Internet) avec mon mari, j’ai été diplômée du master Innovation Design et Luxe de Marne-la-Vallée en 2002, master aujourd’hui classé dans les 3 premiers masters de marketing du luxe en France. Au cours d’une mission à la fédération de l’ennoblissement textile j’ai été amenée à prendre en charge les premières interrogations des industriels textiles sur la question du développement durable dans leur activité, suite au questionnement de leur donneurs d’ordres. J’ai notamment participé à l’élaboration du règlement européen REACH, pour défendre les intérêts de la profession textile en matière de produits chimiques. Très vite j’ai été approchée par une ONG, YAMANA, pour prendre en charge le développement du label Fibre Citoyenne, un programme d’accompagnement de la filière textile sur toute sa chaîne de valeur pour plus de responsabilité sociale et environnementale (B-to-B, vêtements professionnels).
Bon nombre de membres travaillent toujours avec la Tunisie. Au bout de 5 ans, j’ai quitté l’ONG (à ce moment-là, Fibre Citoyenne couvrait 97% du marché du vêtement professionnel en France). J’ai alors créé mon activité de conseil et depuis j’accompagne des entreprises textiles, des marques textiles .. (grande distribution, moyen de gamme, luxe) dans leur stratégie de développement durable. J’assure par ailleurs de très nombreuses activités de formation et d’enseignement sur toutes les thématiques liées à la RSE, aussi bien en grande école de commerce qu’ à l’université et qu’auprès de professionnels. Il y a 2 ans, avec 4 autres experts j’ai fondé le collectif le French Bureau, les Experts de la mode responsable.
Quels sont les défis environnementaux et sociaux auxquels est confronté le secteur textile dans les pays où l’Etat est faible et les contre-pouvoirs peu nombreux ?
Ils sont multiples et plus ou moins critiques en fonction des zones géographiques. Moins l’Etat est proactif et impliqué et les ONG actives, plus les risques sont élevés. Rappelons que l’industrie textile arrive au 2e rang des industries les plus polluantes au monde, derrière l’industrie du pétrole. Les deux défis majeurs sont les défis environnementaux et sociaux de consommation d’eau, rejet de produits chimiques, problèmes de santé liés à ces produits chimiques et aux conditions du travail (salaire, sécurité des travailleurs, droits humains…). On peut citer en tête de liste la Chine et le Bangladesh où l’Etat ne met pas suffisamment en œuvre les moyens nécessaires pour protéger son environnement et sa population. Mais bien sûr c’est aussi aux multinationales de prendre leurs responsabilités et de produire dans ces pays à faible coût de main d’œuvre en relevant les aspects sociaux et en contrôlant leurs impacts environnementaux. La collaboration avec les ONG locales et internationales est fondamentale car elles ont une connaissance précise du terrain, une expertise dans leur domaine d’activité et n’ont pas d’intérêts économiques en jeu.
La catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh le 24 avril 2013, 1 136 morts dans l’effondrement d’un immeuble de confection de textile à Dacca (dans les décombres on a retrouvé des étiquettes de plusieurs marques de mode françaises et internationales) a donné lieu à la création d’un mouvement, Fashion Revolution (www.fashionrevolution.org/france) , présent dans plus de 100 pays (je fais partie du bureau français). Chaque année à la date anniversaire de cette tragédie, une semaine de commémoration sensibilise les marques et les consommateurs aux conditions de production de la mode.
La mode que ce soit en France ou ailleurs, comment la situez-vous ?
Aujourd’hui, dans tous les pays européens et anglo-saxons, la conscience environnementale et sociale liée à la consommation de mode se développe. Ces considérations commencent également à émerger dans les pays émergents (BRIC, notamment en Chine), notamment sous la pression des ONG et des donneurs d’ordre européens sensibles aux interrogations et aux demandes d’informations de leurs clients. L’Angleterre est en avance sur la France en matière de mode responsable, mais aujourd’hui, en France, la personne qui est derrière la fabrication du vêtement commence à susciter la réflexion de l’acheteur. La consommation locale ainsi que la production locale se développent, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir car cette industrie est extrêmement mondialisée et donc extrêmement délocalisée, avec de nombreuses phases et zones de production rendant le contrôle assez complexe, mais pas irréalisable !
Pour vous, la mode responsable, ça se résume à quoi ?
La mode responsable c’est la transparence, la traçabilité et un supplément d’âme. Ce qui est aujourd’hui demandé aux entreprises productrices de mode, ce n’est pas obligatoirement d’être parfaites (très difficile) mais d’être transparente sur l’ensemble de leur chaîne de valeur (ie : depuis la matière première jusqu’à la fin de vie) et de l’améliorer. Une mode responsable c’est une mode qui évite de surconsommer les ressources non renouvelables, qui respecte l’Homme, qui respecte l’environnement. C’est une mode qui réfléchit aussi à la fin de vie des articles qu’elle met sur le marché, qui pense recyclage et à l’écoconception. Un consommateur de mode responsable achètera plus volontiers des vêtements d’occasion, évitera d’accumuler des vêtements, pratiquera le troc, l’échange, gardera longtemps ses vêtements et ne les jettera pas mais les recyclera. « Buy less, choose well and make it last » dit Vivienne Westwood.
Que conseillerez-vous aux jeunes créateurs dans le secteur de la mode ?
De se singulariser par rapport à l’uniformisation de la mode aujourd’hui, tout en n’ oubliant pas de créer une mode qui se porte ! Et également de s’appuyer sur des grosses enseignes ou de gros industriels pour se faire accompagner grâce à leurs moyens logistiques et industriels (c’est comme ça qu’un gros du textile peut notamment exercer sa responsabilité, en accompagnant les jeunes créateurs). Les jeunes créateurs qui perdurent sont d’abord de bons gestionnaires. La passion et l’envie ne sont pas une garantie absolue du succès
De plus en plus, on voit des Tunisiens et des tunisiennes porter des habits traditionnels revisités, comment voyez-vous cette nouvelle tendance ?
Cette tendance est très symptomatique de ce qui se passe dans beaucoup d’autres pays où, après avoir embrassé des codes vestimentaires occidentaux, les populations, portées par les jeunes, expriment l’envie de se réapproprier leurs codes culturels tout en les modernisant pour coller aux tendances du moment. C’est le cas notamment en Afrique noire (Sénégal, Burkina Fasso, Côte d’Ivoire ..), de grands pays de tradition de mode et de création (les Sapeurs, les Zins ..). qui ont été fortement impactés, déséquilibrés par l’arrivée des fripes occidentales et qui reviennent aujourd’hui à leur savoir-faire traditionnels C’est une façon de faire revivre les savoirs faire locaux et bien sûr, par-là, de dynamiser l’économie locale et d’exporter des savoirs faire plutôt que d’importer des produits finis. L’intérêt pour les savoirs régionaux se développe justement de plus en plus au niveau international dans le monde de la mode (le luxe l’a toujours fait, mais cela se répand maintenant partout : Nathalie Garçon, qui a fait récemment une collection inspirée des savoirs faire tunisiens. Citons également une créatrice tunisienne très talentueuse qui vend à Monaco, au Japon, aux USA, qui s’appelle Bara’a). Il s’agit donc d’une tendance réjouissante et prometteuse qui correspond bien à l’air du temps. Un conseil aux créateurs tunisiens : encore une fois, la rigueur dans la gestion et dans la qualité intrinsèque du produit, et dans le respect des conditions sociales et environnementales évidement. Aujourd’hui la mode est responsable, ou ne sera pas !
Quels constats faites-vous de la mode en général ? Pour le cas de la Tunisie ?
Pour résumer rapidement la mode s’est délocalisée dans les pays à faible coûts environnementaux et sociaux pour produire toujours moins cher à destination de toujours plus de consommateurs. Comme vous le savez dans le textile on vend des minutes et on est allé chercher là où la minute était la moins chère. Et la minute est souvent moins chère dans le pays où les usines ne traitent pas correctement leurs salariés et ne sont pas raccordées à des stations d’épurations, ce qui revient à exporter ses externalités négatives. Aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, à la voix des ONG, à l’OCDE également, il devient de plus en plus difficile pour les entreprises textiles (et autres) de produire dans des conditions désastreuses pour l’Homme et l’environnement. Et donc, la Tunisie qui avait perdu beaucoup de parts de marché au profit de la Chine, récupère certains de ces donneurs d’ordres, notamment grâce au respect des conditions sociales et environnementales (législation sur le travail, règles environnementales) dont les donneurs d’ordre ne font pas l’économie aujourd’hui. Par ailleurs, la proximité géographique et culturelle du pays, associé à ces enjeux de RSE, devrait continuer à en faire un partenaire privilégié des donneurs d’ordres occidentaux soucieux du respect des règles environnementales et sociales.
Vous êtes la fille de Victor Sarfati, quel héritage conservez-vous de lui ?
Mon père aimait très fortement la Tunisie et on sent cet amour dans chacune de ses aquarelles qui toutes traitent du quotidien, du paysage et de la culture de la Tunisie. Aujourd’hui quand je vois une femme en sefseri j’ai l’impression qu’elle a copié une aquarelle de mon père, et si elle porte un couffin on dirait qu’elle l’a volé à cette aquarelle. Son héritage je dirais, est précieux et mes frères et moi nous devons de le préserver et de lui donner la place qu’il mérite dans le paysage artistique tunisien. D’ailleurs un documentaire est en projet sur son œuvre. C’est d’ailleurs de la rencontre avec un de ses anciens élèves au collège Sadiki, aujourd’hui producteur réputé de cinéma, qu’est né ce projet.
Une phrase qui résume votre parcours ?
J’aime bien cette phrase d’Henry Ford, qui disait : « Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et ses hommes ».
Une interview datant du 28 août 2017, mais en raison de problèmes techniques, l’article n’était plus disponible dans les recherches.