Selon des chiffres de l’Institut national de la statistique (INS), publiés au début de mois de mai, le taux d’inflation a enregistré une baisse au mois d’avril pour s’établir à 7,2% contre 7,5% au mois de mars 2024. Faut-il s’en réjouir, même s’il est clair qu’on est loin de l’objectif des 6% annoncé par la Banque centrale de Tunisie ? Sommes-nous réellement en train de maîtriser l’inflation ? Ce taux est-il encore assez élevé ? L’inflation est-elle interne ou importée ? Dans ce cas, la politique de la BCT est-elle la bonne ? Et surtout, comment peut-on la maîtriser? Autant de questions qui méritent réflexion.
Le match du mois de mai de l’Economiste Maghrébin lance le débat sur la question entre deux éminents professeurs d’économie, à savoir M. Skander Ounaïes et M. Rached Bouaziz. Modéré par M. Hédi Mechri, qui se trouve être lui aussi professeur d’économie, cela devient passionnant. C’est pour dire, qu’au-delà de l’inflation, le débat s’est élargi pour inclure à la question de l’inflation, les problèmes liés à l’investissement, à la dette et aux services de la dette. Nos invités parleront aussi des effets multiplica- teurs d’un déficit budgétaire sur le PIB et d’autres sujets qui ont fait du match de ce mois un vrai cours magistral, plein d’enseignements pour un grand nombre de publics. Les non initiés auront l’impression qu’on sautait d’un sujet à l’autre, mais au final, on comprendra que l’inflation, ce n’est pas seulement le calcul d’un couffin moyen d’une ménagère. C’est avant tout, et surtout, un ensemble de variables macro- économiques qui s’entrelacent et qui font qu’on ne récolte que ce qu’on l’on sème.
Inflation : Sommes-nous dans une phase descendante ?
(Hédi Mechri H. M ): Le taux d’inflation a enregistré une baisse au mois d’avril 2024 pour s’établir à 7,2% contre 7,5% au mois de mars 2024, selon les données publiées le lundi 6 mai 2024 par l’Institut national de la statistique (INS). La question est de savoir si nous sommes dans une phase décroissante ou si, simplement, c’est un phénomène conjoncturel. Avec l’été qui approche, la courbe va-t-elle prendre de nouveau une tendance haussière ?
(Rached Bouaziz R.B ): Si on prend l’inflation indépendamment de ses causes, elle a un aspect cyclique. Nous sommes, en effet, dans la phase descendante Nous sommes montés à 9.3% en moyenne en 2022, maintenant, nous sommes à 7.2%. Il est donc clair que nous sommes dans une phase descendante.
La question qui se pose, c’est de savoir jusqu’à quel niveau nous allons descendre. Vers les 4.5% ? Ou est-ce que nous allons nous maintenir dans les 7% ? C’est vrai qu’il y a une tendance baissière des prix des matières premières dans le monde, mais est-ce suffisant ? Attendons de voir.
(H.M.): Attendons surtout de voir ce qu’il adviendra de la Caisse de compensation. Pour donner un exemple, sans compensation, le prix d’un litre d’essence super en Tunisie devrait être de l’ordre de 4 dinars. Allons-nous procéder à des ajuste- ments pour déserrer la contrainte budgétaire. Si c’est le cas, c’est toute la chaine de production qui sera touchée. De quoi relancer l’inflation.
(S.O.): Concernant les prix subvention- nés, en 2023, pour garder les prix à des niveaux constants, l’Etat a dépensé 11 milliards de dinars. Ma question est la suivante : est-ce que cela valait le coup ? 11 milliards de dinars, c’est presque 2.9 milliards d’euros. Le prix d’un scanner par exemple étant de 600 mille euros, avec 2,9 milliards d’euros, on aurait pu acheter 5 000 scanners pour nos hôpitaux publics.
(H.M.): La cohésion sociale a un prix.
(S.O.): Et quel prix ?
(H.M.): Autre question : Peut-on réellement espérer une baisse de l’inflation avec la dépréciation du dinar? On sait qu’en Tunisie, l’inflation importée est très élevée, a la mesure du poids de la propension à importer. Pour poser la question plus largement, comment peut-on lutter contre l’inflation ? Y a-t-il des remèdes contre ce mal ?
(R.B.): Si on veut lutter contre l’inflation, il y a deux manières de le faire. On peut la maitriser par les prix, par les taux d’intérêt par exemple. L’autre manière, c’est la diminution du budget de l’Etat. C’est important. Cela a été fait dans les années 80.
(S.O.): C’est dangereux. On aura un effet vicieux par la suite.
(R.B.): Oui, mais c’est nécessaire. On a une équation très claire : consommation, investissement et dépenses publiques. Aujourd’hui, ce sont les dépenses publiques qui posent problème. Il faut les réduire, quitte à faire des coupes budgétaires sur l’investissement public. Il y a un barème d’ajustement, mais qui se fait aussi à la baisse. En 1986, quand il y a eu le plan d’ajustement structurel, on n’imaginait pas à cette période que l’investissement public en nominal pouvait baisser.
Il faut donc réduire les dépenses de l’Etat. Deuxième point, il faut maitriser le taux de change. L’effet du taux de change sur les prix est très important en Tunisie. Troisième point : il faut stimuler, contraire- ment à ce qu’on est en train de faire, la production du secteur privé pour ajuster un petit peu les prix par l’augmentation de l’offre. Et là, on est un peu dans la contradiction : le taux d’intérêt, va-t-on l’utiliser en le redressant pour maitriser la demande ou pour encourager l’investissement, donc l’offre ? En ce qui me concerne, je suis plutôt pour l’encouragement de l’investissement, quitte à connaître une augmentation de la consommation.
(H.M.): Au point où nous en sommes, je pense que baisser un point de base le taux directeur n’aura aucun impact sur la consommation. Le taux restera assez élevé et l’emprunt à la consommation restera assez cher. Par contre, cela peut inciter les entreprises à investir et cela réduira le poids de la dette des entreprises.
(S.O.): J’en profite pour poser une question pour laquelle je n’ai pas de réponse : quel est l’effet multiplicateur sur le PIB d’un déficit budgétaire ? Personne n’a été capable de me répondre.
(H.M.): Si on raisonne par l’absurde, en 2010, le budget de l’Etat était de 17 milliards de dinars et on faisait on année de crise près de 3% de croissance en variation annuelle, avec un PIB de près de 45 milliards de dollars. Aujourd’hui, notre budget est de plus de 74 milliards de dinars, dont près de 50% consacrés aux dépenses de l’Etat, avec un taux de croissance de 0.4% et un PIB de 150 milliards de dinars, soit près de 46 milliards de dollars comme en 2010. Avec ces chiffres et pour vous répondre, nous avons un effet multiplicateur négatif.
(S.O.): C’est parce qu’il y a des fuites. Une fuite vers l’importation et une fuite vers le secteur informel.
(R.B.): Il faut voir aussi la structure des dépenses de l’Etat. Le service de la dette, c’est de l’argent qui n’apporte aucune contribution à la crois- sance économique.
Inflation : Quel rôle pour l’Etat ?
(H.M.): Pire encore, avec 0.4% de croissance en 2023, cela veut dire que nous créons l’équivalent de moins d’un milliard de dinars, alors que nous avons remboursé 16 milliards de dinars de dette. Si ce n’est pas un appauvrissement du pays, c’est tout comme. Cela nous mène à une autre ques- tion. Est-ce qu’un Etat peut indéfiniment maitriser l’inflation sans relancer de manière durable l’économie ? D’où la question principale: à quel moment l’inflation devient inquiétante et nécessite une intervention de l’Etat ?
(R.B.): Pour moi, il y a deux niveaux d’inflation. Pour une inflation inférieure à 10%, je dirais qu’elle reste une inflation raisonnable, c’est-à-dire que nous pouvons toujours la tirer vers le bas. Si l’inflation est supérieure à deux chiffres, elle devient inquiétante. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’à un certain niveau, l’inflation devient incontrôlable et il devient difficile de la ramener à des niveaux raisonnables. C’est le cas de la Turquie et de l’Egypte, où l’inflation dépasse parfois les 20%. Cela ne veut pas dire pour autant qu’une inflation de 7%, comme c’est le cas en Tunisie, n’est pas élevée. Car elle a un impact important sur le pouvoir d’achat et surtout sur une certaine catégorie sociale dépourvue de revenu et pour laquelle la situation peut devenir assez critique. L’idéal, pour la Tunisie dans la situation actuelle, est d’arriver à une inflation à 4%. Ce serait assez acceptable.
(S.O.): Les prévisions en termes d’inflation pour l’année 2024 en Tunisie sont de l’ordre de 7%. Je pense sincèrement que cela ne sera pas tenable, surtout à cause des rigidités structurelles. Mais il y a un autre point qui me fait peur. Je veux parler du dinar tunisien qui dépend aujourd’hui des exportations, des réserves de change et transferts des TRE. C’est un triplé efficace quand il marche. Si un de ces éléments ne fonctionne pas, c’est tout le système qui sera affecté. Le dinar sera affecté et l’inflation augmentera. C’est cette spirale inflationiste qui m’inquiète. C’est là où il y a danger. Dernier point sur lequel il faut insister : l’insertion du pays dans l’économie mondiale. Est-ce que nous sommes actuellement bien insérés dans l’économie mon- diale? Je pose la question, sachant que l’Allemagne, qui est le moteur économique de l’Europe, c’est-àdire notre moteur à nous, va faire une croissance de 0,2%. Cela laisse à penser que nous avons un problème en termes d’insertion. L’Europe, qui absorbe plus de 75% de nos exportations, est relativement en situation délicate.
(R.B.): Pour rebondir sur ce que vient de dire M. Ounaïes, je vais revenir sur un indicateur très important, mais qu’il faut analyser avec beaucoup de précaution. C’est le taux de couverture des importations par les exportations. Ce taux est en train d’augmenter d’une manière régulière, sensible et notable. En termes de taux de couverture annuel, nous sommes sur une tendance haussière. On a atteint des taux de l’ordre de 80%. On est à 81% exactement. Cela entraine, et c’est le cas de la Tunisie, une baisse des besoins en financement extérieur. Mais là où il faut faire attention, c’est lorsqu’on atteint ce taux à travers la baisse des importations, notamment des matières premières nécessaires pour la production.
(H.M.): C’est un peu le serpent qui se mord la queue. Rester sur une note positive.
(H.M.): Peut-on finir ce débat sur une note positive ? Sur un appel ou un conseil pour une reprise de la croissance ?
(R.B.): Le financement extérieur est indispensable. On ne peut pas continuer avec l’idée qu’on ne peut pas s’ouvrir sur les financements extérieurs. Sinon, on va plonger vers le bas.
(S.O.): Moi, j’ai juste un mot à dire : Ecouter les vrais économistes du pays.
Le Match du mois qui est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 895 du 22 mai au 5 juin 2024