La « Muqaddima », œuvre magistrale du savant musulman Ibn Khaldoun se trouve aujourd’hui au cœur de l’intérêt d’un ensemble de chercheurs tunisiens et internationaux qui œuvrent actuellement pour son inscription à la prestigieuse liste de la Mémoire du Monde auprès de l’Unesco.
L’appel à cette inscription ne date pas d’aujourd’hui, il a été déjà lancé en décembre 2017 par le professeur Abdelhamid Larguèche qui occupait, alors, la responsabilité de directeur général du Patrimoine en Tunisie et Pr. Gabriel Martinez Gros, islamologue et grand connaisseur d’Ibn Khaldoun.
Cet appel est toujours d’actualité puisqu’il a été relancé par ses initiateurs, lesquels ont pu obtenir l’adhésion de plus d’une quarantaine d’historiens, chercheurs et professeurs universitaires à l’échelle nationale et internationale.
Pour susciter davantage d’intérêt et d’adhésion à cette initiative, les initiateurs ont organisé, le 25 mai dernier, à Dar Lasram, un colloque international sur le thème « Ibn Khaldoun, l’universalité d’une œuvre », suivi d’une exposition sur le même thème au Palais Kheireddine.
Les différents intervenants ont tenté de souligner la spécificité de la Muqaddima d’Ibn Khaldoun comme le premier livre dans l’histoire qui a cherché à expliquer l’histoire politique par la sociologie. C’est le génie même d’Ibn Khaldoun de donner une explication rationnelle aux faits historiques, en les ramenant aux comportements et aux besoins sociaux.
Jamais auparavant dans la tradition des chroniqueurs, très répandue à l’époque, on n’a cherché à donner du sens à l’histoire et à expliquer les raisons de l’essor, puis du déclin des royaumes et des empires. C’est ce qui rend la « Muqaddima » une œuvre unique dans son genre, qui continue de servir de référence jusqu’à aujourd’hui.
Pr. Abdelhamid Larguèche a considéré, dans son intervention, qu’Ibn Khaldoun a fait une vraie révolution, une rupture par rapport à son époque, en construisant un courant scientifique associant la réflexion, l’anthropologie et l’analyse à la considération de l’histoire.
Un avis qui n’était pas tout à fait partagé par Pr. Mohamed Haddad, islamologue, qui a estimé qu’Ibn Khaldoun, malgré son génie, n’a pas pu construire un courant scientifique puisque sa pensée n’a pas été institutionnalisée, ni pendant son époque au 14e siècle, ni après. Néanmoins, ses idées, développées dans la Muqaddima, ont été réappropriées et répandues au 19e siècle. Le siècle où on l’a redécouvert.
Selon Pr. Haddad, « il y a eu un engouement pour cette œuvre en Orient et en Occident. En Orient, notamment dans l’empire ottoman en déclin, on cherchait à comprendre les raisons de ce déclin, alors que l’Europe en plein essor tentait, en traduisant Al Muqaddima, d’analyser les mécanismes derrière son développement ».
Par ailleurs, la redécouverte de la Muqaddima par les élites intellectuelles du Maghreb et de l’Egypte au 19e siècle constitua un tournant dans la pensée réformiste dans un contexte de défi colonial. Cette résurgence de l’œuvre et de son auteur, assurée en grande partie par les écoles orientalistes française et anglaise grâce aux premières éditions de l’œuvre et ses multiples traductions, éveilla l’attention des Maghrébins qui découvrirent qu’ils possédaient dans leur propre patrimoine écrit les outils de leur entrée dans la modernité et de leur émancipation.
De son côté, Faouzi Mahfoudh, professeur d’histoire à l’Université de La Manouba, a beaucoup insisté sur le caractère rationnel et empirique d’Ibn Khaldoun, ce qui a profondément imprégné ses écrits, notamment Al Muqaddima. Quant à M. Abdelaziz Daoulatli, historien de la ville de Tunis, il est revenu sur la relation qu’avait Ibn Khaldoun avec sa ville natale, qui n’était pas toujours paisible, avec la Peste noire qui a exterminé sa famille et le conflit avec l’imam malkite Ibn Arafa ; lequel était son farouche opposant, l’ayant poussé à quitter la ville. Mais Ibn Khladoun, et malgré ses nombreux périples au Maroc, en Algérie, Espagne et Egypte, a toujours gardé, selon Daoulatli, un amour profond pour sa patrie natale. D’ailleurs, il tenait toujours à porter son burnous au Caire, là où il s’est installé pour enseigner et écrire ses livres.
D’autres interventions d’éminents professeurs ont cherché à donner d’autres éclairages sur la valeur scientifique de l’œuvre d’Ibn Khaldoun et sur l’époque historique dans laquelle ce dernier a conçu sa Muqaddima.
Le colloque s’est terminé par la visite de l’exposition qui en portait le même titre, au Palais Kheireddine. Elle revenait, d’abord, sur les lieux de naissance et de formation académique d’Ibn Khaldoun à Tunis et rappelait le contexte historique dans lequel ce dernier a vécu. L’exposition comportait aussi des manuscrits de la Muqaddima et des autres œuvres d’Ibn Khaldoun comme le livre du « Discours sur l’histoire universelle », ainsi que des traductions.
Une belle exposition, conçue et coordonnée par la chercheuse Afef Mbarek. À visiter absolument !
Par Hanène Zbiss
Présidente de la section Tunisie de l’Union de la presse francophone (UPF)