L’arroseur arrosé. La députée Fatma Mseddi, l’une des plus ardentes défenseuses du décret 54, assure qu’elle a été informée d’une demande de levée de son immunité, suite à une plainte déposée contre elle par le président de l’ISIE. En vertu du même texte!
Tel Chronos- qui, dans la tragédie grecque, finit par dévorer tous ses enfants, de crainte d’être renversé comme son père- le très controversé décret 54 utilisé dans sa forme originelle pour combattre la cybercriminalité mais qui, hélas, s’est transformé entre temps en un outil servant à limiter la liberté d’expression, a fini lui aussi par se retourner contre les soutiens les plus zélés du processus du 25-Juillet.
Contre vents et marées
C’est ainsi que la députée Fatma Mseddi, l’une des plus ferventes défenseused du décret 54, a annoncé dans un post publié mercredi 29 mai sur sa page FB, qu’elle vient d’être informée qu’une demande de levée de son immunité parlementaire. Et ce, suite à une plainte déposée contre elle par le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), justement sur la base du fameux décret 54 dont elle avait, ironie de l’histoire, défendu l’application bec et ongles et contre vents et marées.
N’avait-elle pas argué sur les ondes de la radio privée IFM que le texte permettra « d’assainir la scène politique à l’approche de l’élection présidentielle prévue à l’automne 2024 » et que l’article 24 dudit décret « serait utile pour purifier l’atmosphère électorale ». Tout en ajoutant qu’il a déjà contribué « à assaini le climat politique lors de la campagne électorale des législatives et que les sanctions sévères stipulées dans le décret avaient réduit le niveau des rumeurs et des distorsions » ?
De plus, n’avait-elle pas affirmé, mercredi 3 janvier 2024, au micro de Khouloud Mabrouk dans l’émission « 90 minutes » sur radio IFM que le président de la République Saïed « ne sera pas le seul et unique candidat, certaines personnes ayant déjà annoncé leur intention de se porter candidates ». Avant d’ajouter : « On ne peut pas revenir à la dictature même si j’aurais espéré que le chef de l’État soit plus dictateur? (sic).
Zones d’ombre
Reste une zone obscure qu’il convient d’élucider : dans une interview accordée le 30 mai 2024 à Khaled Abidi sur les ondes d’IFM, l’ancienne députée de Nidaa Tounes a indiqué que la plainte déposée contre elle par le président de l’ISIE était liée à une déclaration médiatique accordée en août 2022 et portant sur la composition de l’instance. « J’avais expliqué que la composition de l’instance était illégale… J’ai appelé à revoir cela et à restituer les deniers publics à dépenser au Trésor public », a-t-elle rappelé.
Le hic, c’est que la plainte en question était déposée contre elle par le président de l’ISIE en août 2022. Or, le décret-loi n° 2022-54 relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication a été promulgué le 13 septembre 2022. Par conséquent, il ne peut juridiquement être rétroactif. Car la règle de non-rétroactivité est un principe traditionnel du droit selon lequel une loi ne peut s’appliquer à des faits antérieurs à sa promulgation et qui constitue une garantie judiciaire fondamentale dans le domaine pénal.
Il convient de rappeler à cet égard qu’outre Mme Mseddi, un deuxième député a été également visé par l’article 24 du fameux décret-54.
En effet, Hatem Haouari, le député de la circonscription de Jendouba a été poursuivi en vertu de l’article 24 du décret 54 sur fond d’une accusation d’atteinte à autrui et d’incitation à l’encontre du délégué de la région.
Il ne s’agit pas, semble-t-il, de la première affaire pour ce député puisqu’il avait été déjà condamné à 18 mois de prison avant d’obtenir un non-lieu en appel. Et ce, à la suite de trois plaintes déposées par les membres d’Union régionale de Jendouba de l’UTICA.
Un Décret-loi unanimement contesté
Rappelons enfin que 57 députés viennent de soumettre une requête au bureau de l’ARP réclamant l’examen en urgence de la proposition de loi portant amendement du décret-loi n° 54 de 2022 et sa soumission à la commission des droits et des libertés.
A ce propos, le député et président la Commission du tourisme à l’ARP, Yassine Mami, a soutenu, mercredi 29 mai 2024 dans l’émission Mosaïque + que le bureau de l’ARP « est celui qui fait obstacle » à l’adoption de l’initiative législative de révision du décret 54, sur la lutte contre la criminalité liée aux systèmes d’information et de communication. Estimant qu’ « il n’est pas raisonnable que cette initiative qui remplit toutes les conditions requises, soit bloquée par le bureau du Conseil qui ne l’a pas transmise à la commission des droits et libertés depuis février dernier ».
Le député a également expliqué qu’un certain nombre de représentants ont déposé fin février un projet de loi modifiant le décret n°54 et n’ont reçu aucune réponse du bureau du Conseil jusqu’à présent.
Et de conclure : « Il n’y a eu aucun progrès sur cette question, et c’est un cas de violation des statuts ». Le bureau du Conseil, a-t-il poursuivi, « ne peut pas se désigner comme gardien des initiatives des représentants du peuple, et les statuts sont clairs et explicites dans ce contexte et stipulent que ces initiatives sont renvoyées aux commissions compétentes… Et cela constitue une violation de la Constitution ».
Pour sa part, la Commission administrative nationale de l’UGTT, réunie, mercredi 29 mai 2024 sous la présidence de Noureddine Taboubi, qualifie « d’injuste » le décret 54. Lequel à ses dires « porte atteinte aux libertés en poursuivant des syndicalistes, des journalistes, des avocats et des blogueurs. Et ce, afin de museler les bouches, de porter atteinte à la liberté d’expression et d’empêcher la critique ».