Comme chaque année à pareille époque, les Tunisiens sont saisis par la fièvre des épreuves scolaires et universitaires de fin d’année. La trajectoire du pays et son avenir en dépendent. Autre examen de… conscience, autre inquiétude: il y a peu de temps encore, on ne se souciait guère des dégâts causés par le stress hydrique jusqu’au jour où tout venait à manquer. L’eau si rare et si ostensiblement gaspillée est désormais au cœur de nos inquiétudes. L’électricité, devenue une véritable planche de salut à mesure que s’amenuisent nos énergies fossiles est, depuis, soumise à de fréquentes interruptions, alors même que la machine économique est quasiment en panne. Les coupe-circuits n’ont d’égales que les coupes dans le budget des ménages et des entreprises en mal de compétitivité. Le danger imminent frappe à nos portes. Nos chances de développement, quelle qu’en fût l’architecture, et notre modèle social n’y résisteraient pas. La réaction des autorités, tardive certes, mais combien nécessaire, fut à la hauteur du scénario catastrophe qu’on nous prédisait. La machine gouvernementale s’est emballée ces derniers temps: création simultanée de plusieurs stations de dessalement, mesures de rationalisation de l’usage de l’eau, recyclage des eaux usées… auxquels fait écho la mise en place d’un mix énergétique. La moitié sud du pays se couvre progressivement de plaques photovoltaïques pour produire de l’électricité décarbonée qui viendrait en soutien à notre balance des paiements courants.
Ici, on se console comme on peut en mettant en avant les revenus des transferts des TRE qui dépassent aujourd’hui, il est vrai, les recettes touristiques.
Enseignement-formation, eau, électricité, trois défis majeurs auxquels est confronté le pays depuis la nuit des temps. Le plus difficile à relever n’est pas de ceux dont on parle le plus à cause de ses effets visibles et instantanés. L’enseignement, aux conséquences diffuses, différées dans le temps, dont on peine à première vue à mesurer les dégâts macroéconomiques, suscite moins d’émoi et de peur alors qu’il constitue la mère de tous les défis et de tous les combats. Il faut, dans le contexte géopolitique qui est le nôtre, remettre l’ouvrage sur le métier chaque année, avec plus de force, de vigueur et de moyens. Et pour cause. L’effort d’investissement en eau et en énergie crée des richesses dont profiterait le pays à tout point de vue : demande locale et exportation. Il en va différemment avec l’enseignement et la formation professionnelle où l’offre de nouveaux diplômés est convoitée par les pays tiers qui profitent de cet effet d’aubaine. Il en part chaque année autant sinon plus de diplômés qu’on en forme, au grand dam des entreprises tunisiennes, qui ne peuvent ou qui ne veulent leur accorder les mêmes niveaux de rémunération et les mêmes conditions de travail que leur proposent les sociétés étrangères aux quatre coins de la planète. Que faire quand il n’est plus possible de stopper cette hémorragie de compétences formées aux frais des contribuables et qui vident le pays de sa substance et de ses capacités d’émergence ?
Le droit qu’invoquent les pays qui les attirent s’oppose aux restrictions de mobilité, oubliant au passage la chasse aux immigrés indésirables. Ici, on se console comme on peut en mettant en avant les revenus des transferts des TRE qui dépassent aujourd’hui, il est vrai, les recettes touristiques. Mais qu’en serait-il à terme, alors que le phénomène participe et concourt à la désindustrialisation et au décrochage de l’économie nationale ? Que se passera-t-il quand sonnera l’heure du réarmement industriel du pays, étant nous-mêmes dépourvus de ces compétences ? Qui, dans ces conditions, va devoir financer dans cinq ou dix ans les caisses de sécurité sociale, payer les impôts et rembourser la dette, sachant par définition que la dette d’aujourd’hui, c’est l’impôt de demain? Le défi de l’enseignement-formation est à nul autre pareil. Il faut chaque année un plus grand contingent de diplômés, dès lors qu’un grand nombre d’entre eux va quitter le pays.
Ceux qui y restent ne doivent pas être les moins méritants ou les moins qualifiés. C’est dire que plus que de se soumettre à la dictature du nombre, il faut en permanence élever les degrés de performance pour se mettre au diapason des mutations économiques et des révolutions technologiques qui agitent le monde. Les technologies émergentes et l’IA sont passées par là.
Plus de 100.000 ingénieurs, médecins, universitaires, techniciens en tout genre ont quitté le pays ces douze dernières années, alors qu’ils n’étaient pas les plus à plaindre. Une terrible saignée dont on n’a pas fini de mesurer le coût et l’impact sur la croissance future.
Plus de 100.000 ingénieurs, médecins, universitaires, techniciens en tout genre ont quitté le pays ces douze dernières années, alors qu’ils n’étaient pas les plus à plaindre. Une terrible saignée dont on n’a pas fini de mesurer le coût et l’impact sur la croissance future. Ils ont tout laissé derrière eux : emplois parmi les mieux rémunérés, plans de carrière assez prometteurs, une qualité de vie qui se dégrade certes, mais pas au point de pousser à l’irréparable, la famille, les amis… Ils portent, sans le vouloir, un coup très dur au rêve tunisien, rangé désormais au placard des accessoires et de l’oubli. L’économie nationale ne sortira pas indemne de cet exode. Qui a considérablement réduit notre capacité opérationnelle et le niveau de notre croissance potentielle à un moment où le PIB est comme frappé d’euthanasie précoce. Trop d’intelligence individuelle et collective et d’expérience professionnelle a quitté en si peu de temps le pays pour ne pas le priver des ressorts et des leviers du développement au moment où il en a le plus besoin.
La géopolitique et la mobilité du travail nous exposent à un terrible défi. Il nous faut, sans pouvoir revendiquer de légitimes compensations des pays tiers, réamorcer en permanence la pompe des compétences au sort incertain tout en faisant de notre enseignement universitaire, de notre effort de recherche et de notre système de formation les substrats et les vecteurs de revitalisation, de modernisation et de développement de notre appareil productif. Que faut-il entreprendre et comment faire pour que ce capital humain n’ait pas envie ou besoin d’aller en masse vivre et travailler sous d’autres cieux, pas forcément plus cléments ? Il y a sûrement beaucoup à faire pour que des têtes bien faites et bien pleines ne soient pas poussées à voter avec leurs pieds, ce qui n’est pas sans jeter un quelconque discrédit sur la transition démocratique qui s’embourbe dans le terrain marécageux des luttes politiques.
De tous les déterminants des IDE: proximité géographique, diplomatique, culturelle, sécurité, stabilité sociale et fiscale, climat des affaires et qualité de vie, l’offre et la disponibilité de compétences humaines sont sans conteste les plus décisifs.
Qu’il faille plus de diplômés de niveaux mondiaux de nos universités, de nos grandes écoles et de nos centres de formation, nous ne pouvons pas nous soustraire à une telle obligation. Ils porteront en eux tous les espoirs du pays. L’attrait des IDE, aujourd’hui au centre de l’actualité nationale, en dépend pour l’essentiel. De tous les déterminants des IDE: proximité géographique, diplomatique, culturelle, sécurité, stabilité sociale et fiscale, climat des affaires et qualité de vie, l’offre et la disponibilité de compétences humaines sont sans conteste les plus décisifs. Il n’y a pas mieux que de faire de nos établissements d’enseignement supérieur, de recherche et de formation, aux budgets étriqués, le principal foyer d’innovation, d’attractivité et de croissance. C’est loin d’être une option, c’est une impérieuse nécessité.
Pour restaurer la crédibilité du pays, construire la confiance, lui donner les moyens de son redressement économique et de son émergence financière et multiplier surtout les opportunités d’emplois valorisants, à haute valeur ajoutée et à forte rémunération. L’exemple nous vient de loin. Les dragons d’Asie qui crachent le feu, Singapour, Corée et Taïwan en tête, doivent leur fulgurante ascension à la pertinence de leur politique d’enseignement et de recherche. Ils rivalisent avec la Silicon Valley et évoluent sur le toit du monde high-tech par la seule force de leur capital humain qu’ils ont su valoriser au plus haut niveau. Moralité : un pays qui n’est pas en capacité d’offrir de meilleures perspectives à ses compétences humaines et à ses diplômés n’a pas d’avenir.
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin N° 897 – du 19 juin au 3 juillet 2024