L’opération « Mains propres » engagée par le chef de l’Etat n’est pas loin d’atteindre son objectif : la dissuasion propre aux armes de destruction massive. On l’observe, on le sent, il y a aujourd’hui un avant et un après. La peur et l’obligation morale sont bonnes conseillères. Le plus important est de saisir ce moment de bascule pour profiter pleinement des dividendes de la victoire aux moindres coûts. Il y a, en effet, un moment où il faut savoir arrêter les hostilités, solder dans la sérénité une fois pour toutes les comptes qui continuent d’empoisonner le haut de bilan des entreprises. Tout le monde y gagne, le pays en premier. Il n’y a pas d’autre issue que d’évacuer les rancunes, la méfiance et le ressentiment dont est accablé le grand capital qui s’est attiré, sans discernement aucun, l’indignation de larges franges de la société.
Ce serait faire injustice aux plus méritants, ceux au parcours exemplaire que de jeter l’opprobre sur l’ensemble des milieux d’affaires. L’histoire récente, qui fait écho à celle beaucoup plus ancienne, est jalonnée de grands bâtisseurs qui ont grandi et gagné par la force des bras et de l’intelligence leurs galons de capitaine d’industrie, souvent envers et contre tous, en contournant les obstacles, en défiant les collusions des réseaux politico-affairistes peu recommandables et les liaisons incestueuses qui ont intoxiqué des pans entiers de l’économie nationale. Certains, avides de richesse, peu regardants sur l’éthique et les valeurs managériales, se sont engouffrés dans la brèche du capitalisme national au point de semer le trouble et le discrédit. Ils ravivent aujourd’hui les rancœurs et un fort sentiment de défiance dans un pays largement impacté par la crise et qui doit renouveler et réaffirmer sa foi dans l’avenir. Nous devons, à cet égard, aller de l’avant à vive allure, à marche forcée. Dans ce sursaut pour la survie, la mobilisation doit être totale. On n’en aura pas assez de l’effort de tous pour sortir de l’ornière. Personne, pour quelque raison que ce soit, ne doit manquer à l’appel. L’urgence frappe à nos portes.
L’investissement n’en finit pas de chuter, au grand dam des entreprises. Il est à son plus bas historique, à moins de 14% du PIB, contre plus de 24% en 2010. L’épargne nationale vit sa plus sombre période.
Moralité : cette atmosphère de guerre improbable et de paix impossible ne saurait durer davantage sans provoquer d’énormes dégâts dans notre tissu productif. Le balancier, en allant d’un extrême à l’autre – c’est du reste une exception très tunisienne -, tarde à se positionner au centre pour retrouver son point d’équilibre. En attendant, le pays paie un lourd tribut et se condamne à l’immobilisme ou presque. Pour preuve : la croissance, en berne depuis plus de 10 ans, est au plus bas à cause d’une panne prolongée de ses principaux moteurs, à quoi s’ajoutent le désenchantement et l’inquiétude du fait d’absence de boussole.
L’investissement n’en finit pas de chuter, au grand dam des entreprises. Il est à son plus bas historique, à moins de 14% du PIB, contre plus de 24% en 2010. L’épargne nationale vit sa plus sombre période. Elle s’est effondrée dans les mêmes proportions que l’investissement pour ne s’élever qu’à 8% du PIB à cause du recul de la production et à force de puiser dans nos réserves aujourd’hui désespérément vides ou presque, en dépit d’un endettement aussi coûteux qu’insoutenable.
La Tunisie, pays à revenu intermédiaire, ne peut se résigner à un tel décrochage et à un déclassement de cette gravité sans riposter pour redresser la pente qui ne mène nulle part si ce n’est dans les ténèbres. On ne saurait imaginer pire scénario catastrophe, après plus de cinq décennies de croissance forte et ininterrompue. Qu’est-ce à dire sinon que le pays est en train de manger son blé en herbe ? Il n’est même plus en capacité de renouveler et d’entretenir son capital. Le résultat est qu’on voit se déconstruire l’avenir avec l’intention d’accéder au futur à reculons.
Entre le spectre de la faillite économique et financière et la corne de la prospérité, la frontière est si mince qu’on a vite fait de franchir le pas dans un sens ou dans l’autre.
Il faut au plus vite stopper cette descente aux enfers, restaurer l’espoir et les ressorts d’une compétition saine et loyale, à fort potentiel de croissance. Un seul mot d’ordre: retrouver le goût d’investir, d’entreprendre, de créer et de briller ici et ailleurs. Entre le spectre de la faillite économique et financière et la corne de la prospérité, la frontière est si mince qu’on a vite fait de franchir le pas dans un sens ou dans l’autre. C’est pourquoi on a tout à gagner à donner d’un côté comme de l’autre les gages de bonne volonté, d’apaisement, de paix durable, celle des braves.
L’économie tunisienne est à la croisée des chemins. Et elle est au plus mal. Pour autant, le secteur privé, dans ce qu’il a de plus performant malgré la persistance de la crise, l’effondrement de l’épargne et de l’investissement public, le déficit de visibilité et les aléas bureaucratiques, affiche une extraordinaire résilience, gardant ainsi intactes toutes ses capacités de rebond. A charge pour nous tous de reconstruire la confiance qui nivèle le moral et les décisions d’investissement des chefs d’entreprise.
Le moment est tout à fait indiqué, au regard de l’urgence de repartir sur de nouvelles bases fondées sur un nouveau paradigme et un nouveau modèle de développement plus juste socialement et plus efficace économiquement. Un modèle qui libère l’initiative privée, l’investissement, la croissance, qui consacre l’égalité des chances en matière d’accès aux sources de financement. Un modèle qui bannit toutes les situations de rente, de privilège et de connivence… Les patrons sont les premiers à savoir que la confiance et la reconnaissance du pays se méritent et ont un prix en termes d’humilité et d’exemplarité.
La théorie du ruissellement n’est pas une simple vue de l’esprit, dès lors qu’elle peut et doit être régulée par l’Etat. Pour les entreprises, les profits d’aujourd’hui sont l’investissement de demain et l’emploi d’après-demain. Le reste est affaire de redistribution sans pour autant porter atteinte à l’investissement.
L’Etat, dont il faut redéfinir le rôle – qu’il faut caler sur les exigences de la mondialisation et l’impératif de compétitivité et d’équité sociale -, doit à son tour se convaincre que les sentiments de défiance, de méfiance, de suspicion dont se nourrissait l’administration sont d’un autre âge.
Administration/entreprises/contribuables, même combat. La théorie du ruissellement n’est pas une simple vue de l’esprit, dès lors qu’elle peut et doit être régulée par l’Etat. Pour les entreprises, les profits d’aujourd’hui sont l’investissement de demain et l’emploi d’après-demain. Le reste est affaire de redistribution sans pour autant porter atteinte à l’investissement.
Les patrons, désormais acquis majoritairement aux préceptes de la RSE, donneront tout son sens à ce modèle, en cohérence avec les bouleversements géopolitiques à l’œuvre. Les premiers de cordée tireront toute la chaine humaine vers le haut. A condition que l’Etat sonne la charge contre la bureaucratisation, contre « la marée blanche de la paperasserie ». A l’heure de l’IA et de la digitalisation des sociétés, l’administration n’a d’autre choix que de faire évoluer sinon changer son paradigme technocratique conçu jusque-là au seul objectif de diriger, de régenter, de décider et de régler la vie des gens et des entreprises d’« en haut ». L’impact dans ces conditions sur le taux de croissance, désormais sans relief, n’est certes pas chiffré, mais son ordre de grandeur n’en est pas moins effrayant. Pas étonnant que la débureaucratisation soit devenue une revendication nationale.
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 898 du 3 au 17 juillet 2024