Le 2 mai 1990 paraissait le premier numéro de l’Economiste Maghrébin. Un exploit au regard de la modicité de nos moyens, de l’absence de tradition en la matière et de l’indigence de la culture économique, confinée dans un cercle des plus restreints. Il y avait ceux qui faisaient croire qu’ils savaient tout, régentaient tout et décidaient de tout. Et dont la parole ne peut être mise en cause. En face, de l’autre côté de la barrière, au cœur de la sphère productive, les nouveaux flibustiers de l’économie affichaient ostensiblement leur suffisance. Et bien loin des allées feutrées de l’Administration et des états-majors des entreprises qui comptent, les citoyens contribuables se muraient dans une incroyable indifférence à la chose économique.
Dans un pays, celui des années 90, où quasiment tout le monde se gargarisait de vérité sans la moindre humilité, d’où sont bannis interrogations et questionnements, on se doutait bien de la difficulté de se faire entendre en s’engageant sur d’autres voies que celle des sentiers battus. Il n’était pas du tout évident d’emprunter des chemins escarpés, d’évoluer sur une ligne de crête, souvent en dissonance avec la pensée unique dominante sans heurter la conscience des uns, la susceptibilité des autres. Pour autant, il était de bon ton de donner plus de chair et de consistance aux nouveaux paradigmes, aux nouvelles idées face aux nouveaux bouleversements géoéconomiques que véhicule la nouvelle mondialisation conquérante. En clair, l’économie dans sa globalité, au regard de ses implications et conséquences socio politiques, ne doit pas rester l’apanage des seuls dirigeants et d’une poignée d’intellectuels coupés du reste du corps social, qui en ressent le plus les effets. L’économie, dans ce qu’elle a de plus significatif et de plus profond, doit conquérir la place publique et se démocratiser.
La fin de la décennie 80 était marquée par la chute du mur de Berlin, le triomphe du capitalisme et de l’économie de marché – fût-elle sociale – au point que Fukuyama n’évoquait rien de moins que la fin de l’histoire. Dans cet incroyable basculement idéologique mondial, il y avait besoin, nécessité, urgence même d’ouvrir un espace d’échange, un forum, à l’instar du Forum de l’Economiste Maghrébin, de réflexion, d’analyse et de prédiction. Il y avait matière pour de multiples et inévitables interrogations. On se devait de solliciter les avis des experts et des scientifiques de tous bords. La question était de savoir où allait le monde, saisi par une effroyable accélération de l’histoire. L’EM a initié, à cet effet, d’innombrables débats sur les moteurs, les leviers, les mécanismes et les nécessaires transformations économiques et sociales. Notre insertion dans la marche triomphale de la mondialisation en dépendait.
Pour nous, comme pour le reste de la planète, la décennie 90 nourrissait autant d’espoir qu’elle faisait craindre de sérieuses menaces : crise financière asiatique, crise de la dette, fracture numérique… La mondialisation a, certes, profité aux plus puissants et aux plus audacieux, elle a été beaucoup moins heureuse pour d’autres. Elle a sorti des millions de personnes de la pauvreté dans les pays qui en ont fait le pari et s’y sont conformés. Elle a, au contraire, plongé dans la misère et l’exclusion les damnés de la terre de pays restés à la traîne du développement, qui ont subi plus l’expansion de l’économie mondiale qu’ils n’en ont profité.
La Tunisie post-ajustement structurel des années 90 se préparait à prendre le large sans que tous les vents ne soient favorables. Elle se devait d’engager la dernière et sans doute la plus difficile des quatre ou cinq guerres puniques, romaines… qu’elle avait perdues par le passé.
La Tunisie post-ajustement structurel des années 90 se préparait à prendre le large sans que tous les vents ne soient favorables. Elle se devait d’engager la dernière et sans doute la plus difficile des quatre ou cinq guerres puniques, romaines… qu’elle avait perdues par le passé. Il lui fallait remporter à tout prix celle qui se profilait à l’horizon 1995 sous l’allure d’Accord de libre-échange avec l’UE, mais qui n’en est pas moins une véritable guerre… Le désarmement douanier, qui en est le véritable enjeu même étalé sur 12 ans, n’était pas sans risque. L’ennui est que l’enfermement sur soi-même, en refusant la compétition du pot de terre contre le pot de fer, comporte davantage de menaces pour le pays. Dans cette bataille, comme partout ailleurs en l’occurrence, la réforme de l’Etat dont il faut repenser et redimensionner le rôle, la réconciliation des Tunisiens avec leurs entreprises, la légitimation des profits qui ne soient pas entachés d’irrégularités, la convertibilité du dinar et les nécessaires transformations économiques, sociales et syndicales, l’EM était en première ligne. Il apportait sa contribution, ses doutes et ses espoirs à toutes ces ques- tions. Ni idéologue pour s’inscrire dans une stratégie de refus et d’opposition, ni fermement discipliné pour s’interdire critique et singularité dans des termes convenus, dans le respect de l’éthique et de la déontologie.
Trente-quatre ans d’existence, 900 numéros parus sans interruption, sans retard aucun, sans prendre de rides, avec pour idéal d’incarner une idée toujours neuve, l’EM a été autant que faire se peut au rendez-vous de l’histoire récente du pays. Nous nous sommes imposé cette lecteurs et pour nos annonceurs, dont la confiance n’a jamais faibli. L’EM a, au fil de ses parutions, gagné en audience en raison de sa diversité et de son indépendance qui participent de sa crédibilité. Il s’est voulu un compagnon de route, notamment des corps constitués, des partenaires sociaux, des chercheurs et experts dont il était et reste la caisse de résonance, tout en s’arrogeant le droit de pointer du doigt les moindres dérives au désavantage de la marche de l’économie et de la cohésion sociale.
S’adapter ou périr ! Cela vaut pour les politiques publiques ou sectorielles, pour les entreprises et pour nous-mêmes, pris dans le tourbillon d’une révolution technologique à donner le tournis.
S’adapter ou périr ! Cela vaut pour les politiques publiques ou sectorielles, pour les entreprises et pour nous-mêmes, pris dans le tourbillon d’une révolution technologique à donner le tournis. La presse écrite a su prendre la mesure du changement. Elle doit se repenser, s’inventer en permanence et résister à la déferlante du numérique et des réseaux sociaux. Il y a peu de temps encore, on nous prédisait l’apocalypse, ce qui serait pour nous… la fin de l’histoire. Le pire ne s’est pas produit. Nous avons, pour notre part, pu et su, quoique avec des moyens réduits, intégrer ce changement. Preuve que la presse écrite revue, repensée et réinventée a un bel avenir. Les plus durs à convaincre sont moins les lecteurs que les annonceurs, dont la notoriété reste encore largement tributaire du rayonnement de la presse écrite dont l’essor en dépend. Le parcours de l’EM n’a pas été toujours un long fleuve tranquille. Nous avons connu, en remontant les 900 numéros, des moments d’extrême satisfaction à chacune des manifestations de reconnaissance nationale ou mondiale. Nous avons vécu aussi des moments de doute et de sérieuse réflexion sur nous-mêmes, qui n’ont pas ébranlé notre foi dans l’avenir.
La vie en 900 numéros et 4 révolutions. La première, de nature culturelle, voire copernicienne au début des années 90 dans l’idée de libérer l’économie de la griffe de la bureaucratie d’Etat. La deuxième nous mettait au défi d’intégrer le déferlement des NTIC. La 3ème révolution de décembre 2010-janvier 2011 est d’essence politique et de portée sismique, dont on n’a pas fini de tirer les enseignements. La 4ème est d’ordre institutionnel : l’EM paraissait pour la première fois en mai 1990 sous la première République. Il n’a pas mis longtemps pour traverser l’éphémère 2ème République de 2014. Avant de paraitre aujourd’hui sous l’étendard de la 3ème République.
Dans ce tumulte révolutionnaire récurrent, l’EM a su s’armer des valeurs sans lesquelles le métier ne serait pas ce qu’il doit être. Un mélange de convictions, de sens des responsabilités et de dévouement d’une équipe en permanence aux avant-postes. Pour transmettre, en chaque circonstance, le message – analyses à l’appui – que derrière ondes de choc et crises, il y a des opportunités qu’il faut saisir et dont doivent profiter nos entre- prises et notre économie. Avons-nous réussi dans cette « mission » ? Seul l’avenir nous le dira quand on aura atteint le numéro 1000.
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 900 du 31 juillet au 28 août 2024