Dans deux ans, nous allons célébrer 70 ans de l’existence d’un arsenal juridique qui a accordé la majorité des droits humains universels aux femmes tunisiennes, les plaçant parmi les plus privilégiées au plan légal, au monde… Et pourtant !
Le temps est venu de retirer nos lunettes optimistes pour observer la réalité en face, et qui n’est pas aussi reluisante que nous voudrions le croire. Je propose ici d’exposer cette réalité, d’en expliquer les causes, avant de suggérer des pistes de solutions innovantes capables de transformer cet état de fait.
- Le dernier rapport de la Commission de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) présente un diagnostic de plus de 17 pages sur les manquements et autres discriminations faites à l’égard des femmes. Il serait trop long de les résumer ici, mais je vous invite vivement à le lire, ainsi que les rapports des commissions chargées de suivre l’application des traités ratifiés par la Tunisie où nous trouverons d’autres manquements qui concernent la femme qu’elle soit, par exemple, vivant avec un handicap ou souffrant de marginalisation.
- Les constats alarmants relatifs aux violences faites aux femmes, allant jusqu’aux meurtres, nous rappellent quotidiennement que la bataille est loin d’être gagnée.
- Un recul législatif inquiétant qui s’est instauré dans plusieurs textes, y compris constitutionnels, affectant principalement les femmes.
- Un écart croissant entre les hommes et les femmes, dans tous les domaines et à toutes les échelles, se creuse jour après jour.
Je pourrais continuer cette liste indéfiniment, car si le diagnostic est relativement simple, comprendre les causes sous-jacentes et y répondre est bien plus complexe. C’est seulement en saisissant l’urgence d’agir que nous pourrons redresser la barre pour consacrer réellement les droits des femmes. Parmi ces causes sous-jacentes, nous observons que:
- Sous le prisme du modèle de Clares W. Graves, la «Spirale dynamique», 70 à 80 % des Tunisien(ne)s vivent encore à un niveau « tribal », où leur loyauté se porte non pas sur les principes universels des droits humains, mais sur diverses idéologies, normes sociales et interprétations des textes religieux. (Voir à ce propos mon article publié le 8 mars 2022).
- La société civile n’a jamais eu le courage de s’attaquer aux causes profondes, se contentant de mettre en œuvre des projets conçus par des «experts» incapables de diagnostiquer correctement les challenges et de proposer des solutions efficaces et durables.
- Le mouvement féministe a commis une grave erreur en n’impliquant que les femmes dans ses activités, excluant ainsi les hommes. Pourtant, quand on explique à une femme ses droits, il est crucial d’expliquer simultanément à l’homme ses devoirs. Ce manque de bon sens a conduit le mouvement féministe à utiliser des méthodologies inefficaces pour éradiquer la violence faite aux femmes, comme en témoigne le fait que, malgré 70 ans de combat, cette violence persiste.
- La société civile, y compris les ONG de femmes, n’a pas cherché à acquérir de véritables outils ni à améliorer ses méthodes pour aider les femmes à vivre dignement et en sécurité. Elles se sont contentées d’ouvrir des refuges pour les cacher de la violence masculine, alors qu’une solution durable nécessite de transformer la société en communautés garantissant la sécurité de tous, y compris celle des enfants, également victimes de ces mêmes violences.
- Garantir l’éducation pour tous était l’un des slogans de 1956, et pourtant, en 2024, nous comptons encore 2 millions de personnes analphabètes. Pourquoi et qui est responsable?
- Les formations offertes par la société civile, y compris les ONG de femmes, ne font pas de suivi rigoureux et ciblé relatif aux véritables besoins des femmes, ce qui limite leur efficacité. Les femmes agricultrices et artisanes de Dhehiba ou de Beni Khalled, par exemple, qui ont eu le courage de se constituer en Groupement de Développement Agricole (GDA), ont besoin d’un soutien continu pour mettre en place un système qui fonctionne réellement.
Encore une fois, la liste des erreurs et des manquements est longue, et un seul article ne suffit pas pour les analyser en profondeur. Ce qui est crucial, cependant, c’est de proposer des solutions radicales capables d’éradiquer ces défaillances tout en promouvant l’intelligence émotionnelle des Tunisien(ne)s.
- Admettons qu’aucune transformation de la société tunisienne n’est possible sans un travail profond et durable pour l’appropriation des principes universels des droits humains par la population. Ce travail, que la majorité a esquivé, doit désormais s’imposer, car, comme le souligne le philosophe indien Jiddu Krishnamurti : «La vraie révolution est l’évolution des consciences». Nous en sommes encore très loin…
- Il est essentiel de promouvoir le développement de sociétés non violentes si nous voulons garantir que personne ne recoure à la violence, quelle qu’en soit la raison ou le contexte.
- Désormais, il faut inclure les garçons et les hommes dans tous les projets, programmes ou initiatives autrefois destinés exclusivement aux filles et aux femmes. Ces projets doivent obligatoirement être basés sur la promotion des valeurs humaines universelles.
- Assurer que toutes les formations données aux membres de la société civile, y compris les GDA ou GDE, soient suivies d’un accompagnement d’au moins un an, afin de véritablement autonomiser ces groupements. Cela implique aussi de les soutenir pour obtenir des fonds et mettre en place des chaînes de valeur, parmi tant d’autres besoins à satisfaire.
- Effectuer un suivi minutieux de toutes les idées et messages rétrogrades, misogynes et obscurantistes diffusés quotidiennement à la radio et à la télévision, et œuvrer à les éradiquer, car ils renforcent le « niveau tribal » et vont à l’encontre de « l’évolution des consciences ». Il en va de même des programmes scolaires qui doivent être examinés et révisés en conséquence.
- La société civile et le mouvement féministe doivent entreprendre une révision profonde de tout ce qui a été accompli au cours des sept dernières décennies, afin de comprendre l’importance de changer radicalement de vision, de méthodes, d’outils et de stratégies.
Pour conclure, je suggère l’organisation d’un Forum national pluridisciplinaire réunissant tous les acteurs du développement afin de réfléchir ensemble à la meilleure stratégie pour instaurer une société où les citoyennes et les citoyens sont libres, responsables, solidaires, jouissant des mêmes droits et assumant les mêmes devoirs, égaux face à l’accès aux opportunités, créateurs et innovateurs… des citoyens-acteurs et bénéficiaires du développement.