Aragon, le poète français, avait lancé une prophétie, annonçant que la Femme serait l’avenir de l’Homme (avait-il déclaré)! Jean Ferrat, le grand artiste, icône des progressistes, avait joint sa voix à celle du poète : « Nous disons avec Aragon… La Femme est l’avenir de l’Homme! L’Homme ici ne signifie pas le mâle, mais le genre humain, femmes comprises! »
Pour nous, Tunisiennes et Tunisiens, c’est Habib Bourguiba qui, un certain Treize Août 1956, en signant le Code du statut personnel (CSP), et en l’imposant à la majorité des Tunisiennes et Tunisiens, avait décidé que la Femme tunisienne devra être l’avenir de l’Homme tunisien, homme avec un grand H. Il l’avait, comme il le disait souvent dans ses discours, arraché à sa « tombe ». C’est ainsi qu’il appelait la demeure où était cloitrée la femme. Bien sûr il s’agissait de la citadine, car la femme rurale ou bédouine tunisienne travaillait dans les champs, ne portait pas de voiles et dansait dans les fêtes des noces. Sauf que son mari pouvait la répudier à sa guise où tout simplement avoir d’autres épouses. Une épée de Damoclès, en somme, dont le Code du statut personnel l’avait définitivement libérée.
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Des décennies après, cet acte fondateur, né avant même la République, a fini par définitivement ancrer l’identité de la nation tunisienne. Sans cette loi, la Tunisie actuelle aurait été une nation comme toutes les autres nations arabes ou musulmanes, où la femme est maintenue prisonnière dans un statut moyenâgeux.
Le Code du statut personnel a donc permis à notre pays de s’arracher à un Moyen-âge qui perdure encore dans notre sphère civilisationnelle. Nous sommes encore le seul pays musulman où la polygamie est abolie. L’Algérie, la Libye, l’Egypte… n’ont jamais osé aller au-delà de cet interdit religieux créé de toute pièce par le clergé musulman. Aucun roi, président, chef révolutionnaire, grand parti politique n’a osé franchir ce pas, car certains prétendent qu’il est contraire à la loi charaïque, Charia, donc il s’oppose à la volonté divine!
Bourguiba l’a fait! Rappelons-nous, le seul objectif du parti islamiste Ennahdha était d’abolir ce texte fondateur, et donc saper un des fondements de notre identité nationale et imposer progressivement un retour aux ténèbres du Moyen-âge!
Avant d’oser cet acte réellement révolutionnaire, H. Bourguiba s’était arrangé pour avoir le soutien des grands faqihs de l’époque, dont Taher Ben Achour, éminent théologien malékite et Abdel Aziz Jaïet.
Les islamistes ont échoué par la suite à imposer un retour en arrière, car la société tunisienne avait fait sien ce nouvel ADN inscrit dans notre génome culturel à jamais. Mais c’est loin d’être un hasard, car bien longtemps avant même la promulgation de cette loi qu’on peut considérer comme organique, la Tunisie portait en elle ce germe de la féminité sacrée. Bourguiba n’avait fait en fait que prendre rendez-vous avec l’Histoire comme il aimait toujours le dire et le faire. Si Lahbib avait encore une fois raison!
Le mythe de 3illysa, tout au début
Non, le 13 Août est loin d’être un hasard. Plus de deux mille ans auparavant, une princesse nommée Didon, 3illysa, qui vagabondait avec sa suite royale sur les vagues de la Méditerranée à la recherche d’une terre d’asile, avait amerri à Carthage, négocié un lopin de terre aussi grand qu’une peau de taureau (même étirée et coupée en lacets) y fonda un empire, une cité, voire toute une civilisation fondatrice de la civilisation humaine et y créa les germes d’une identité où la femme occupe une position de pouvoir; même si elle n’était pas juridiquement l’égale de l’homme, exerçait un matriarcat, qui a toujours perduré jusqu’à ce que l’égalité juridique ait été instituée, d’abord par le Code du statut personnel, ensuite par la Constitution.
Ici, l’histoire et la mythologie se mêlent, mais elles creusent ensemble le sillon de ce qui va devenir ensuite l’Ifriqiya romaine et la Tunisie actuelle.
La place privilégiée de la femme dans la société tunisienne est la conséquence de cette histoire plusieurs fois millénaire, ajoutée à cela que l’histoire de notre pays a toujours été celle de la mer, particulièrement avec son littoral où un formidable brassage de cultures et de civilisations a eu lieu.
L’histoire depuis Carthage a été jalonnée de figures féminines mythiques, que pour confirmer le rôle fondateur de la femme tunisienne dans ce qu’on peut appeler la “Nation tunisienne“.
Déjà depuis le Moyen-âge, une princesse kairouanaise avait imposé au grand Calife de Baghdâd, Abu Jaafar Al Mansour, qui l’avait demandée en mariage, un contrat de mariage sadaq (écrit) où il lui était interdit d’épouser une autre femme sans le consentement de la Kairouanaise. Cette jurisprudence, connue sous le titre évocateur d’Al-sadaq al kairawani, a permis aux hommes de religion tunisiens de légitimer, du point de vue de la Chariâa, le Code du statut personnel.
Ce que beaucoup de chercheurs ne savaient pas, c’est que ce type de contrat de mariage existait aussi depuis longtemps chez les Ibadites de Djerba, où la femme peut décider de son propre divorce dans le cas où l’époux prend une autre femme sans le consentement de la première. Probablement, la princesse de Kairouan et les Djerbiennes ne faisaient que perpétuer une tradition préislamique, voire païenne issue d’un culte berbère, ou carthaginois, ancien.
Le culte de Tanit n’a jamais disparu de notre inconscient collectif. Le 13 Août 1956 peut être le jour où la déesse Tanit avait ressuscité. Et c’est pour cela que la femme tunisienne, après avoir façonné l’histoire de la Tunisie, est en train de préparer son avenir. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à rappeler le taux des femmes dans les métiers de pointe- ingénieurs, médecins, chercheurs, intellectuels, poètes, peintres, cantatrices, et même parmi les hauts gradés des forces de sécurité et de l’armée, sans parler des juges, avocats…
La femme tunisienne dirige en fait le pays, et quand elle ne dirige pas, elle veille à la protection des grandes valeurs et aux grands principes fondateurs de la modernité.
Populisme et féminisme
Ce n’est pas un hasard aussi que le féminisme s’est développé en Tunisie après l’indépendance. Bien sûr ce courant, qui défend sans concession une égalité totale entre les deux sexes, a été le produit de la modernité politique en Occident. Il a joué un rôle fondamental dans l’évolution des sociétés modernes et dans les pays démocratiques. Mais jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, rappelons-le, la femme n’avait pas acquis le droit de vote. Les élites politiques de gauche en France. Simone de Beauvoir, la compagne de Jean-Paul Sartre, notamment, avait écrit « Le deuxième sexe » et avait donné pour ainsi dire « le coup d’envoi » de la vague féministe, mais on doit surtout à Gisèle Halimi, une Tunisienne pur jus, grande avocate des grandes causes, engagée auprès des mouvements de libération nationale, en Tunisie et en Algérie, qu’on doit en France la fondation du féminisme, qui a engendré par la suite le droit à l’avortement, seulement en 1975, alors que la femme tunisienne avait obtenu ce droit depuis le début des années soixante avec ce qu’on appelait « le Planning familial ».
Rappelons aussi qu’en Italie, le droit au divorce n’avait été institué qu’en 1975, droit que la femme tunisienne avait depuis 1956.
Ce qu’on a convenu à appeler « le féminisme d’Etat » institué par Bourguiba n’a pas empêché la naissance d’un mouvement féministe tunisien qui jouait le rôle d’éclaireur, soutenu et parrainé d’ailleurs par ce même Etat, sous forme d’un mouvement associatif très actif et extrêmement militant et coriace. On lui doit ainsi d’avoir posé le problème de l’égalité dans l’héritage, que Bourguiba avait échoué à imposer. La tentative de BCE de le faire a aussi échoué lamentablement, étant lui-même l’allié des islamistes, qui avaient à l’époque fait capoter le projet de loi.
Mais la bataille pour les droits des femmes est loin d’être finie, car elle continuera de plus belle. Le populisme en vigueur, qui s’oppose à cette avancée au nom toujours d’une sacro-sainte Chariâa, sera un jour obligé de céder, car il est privé de son principal soutien, l’islamisme politique. Ce n’est qu’une question de temps, et il faut laisser le temps au temps, comme disait François Mitterrand.