Le président de la République, Kaïs Saïed, a procédé, dimanche 25 août, à un vaste remaniement ministériel. Quoi de plus naturel? Sauf que le changement de l’équipe gouvernementale tombe à quelques semaines de l’élection présidentielle à laquelle le Président sortant est candidat à sa propre succession. Eclairage.
Le remaniement ministériel était « indispensable ». C’est ce que le président de la République, Kaïs Saïed, a martelé dimanche 25 août 2024, au Palais de Carthage, lors de la cérémonie de prestation de serment des nouveaux membres du gouvernement, soulignant que ceux qui critiquent le remaniement ministériel à quelques semaines du scrutin présidentiel « ne font pas la différence entre les élections et le fonctionnement habituel des rouages de l’Etat ».
« Dysfonctionnement des rouages de l’Etat »
Parmi les signes de dysfonctionnement des rouages de l’Etat, tant au niveau régional que central, figure le fait qu’un grand nombre de responsables n’ont pas rempli leur devoir, fermant leurs portes aux citoyens au lieu de se tourner vers eux et de trouver des solutions à leurs problèmes.
« Les services de l’Etat se bloquent chaque jour », a averti le maître des lieux en ajoutant que la situation dans le pays « s’est transformée en un conflit ouvert entre le peuple tunisien, déterminé à réaliser la justice et à lutter contre la corruption et des parties qui se sont jetées dans les bras de lobbies étrangers en rêvant d’un retour en arrière ».
Et d’insister : « Si l’intérêt suprême du pays commande d’opérer un remaniement ministériel même après l’ouverture des bureaux de vote, cela se ferait sans la moindre hésitation ».
Siège éjectable
Le chef de l’Etat a par ailleurs rappelé que la Constitution actuelle stipule que le pouvoir exécutif est exercé par le président de la République, qui est assisté par un gouvernement. « Le rôle d’un ministre est d’aider », a-t-il conclu.
Ainsi a-t-il planté le cadre en rappelant que dans un régime présidentialiste, Carthage est le centre du pouvoir, les ministres et même le premier d’entre eux ne sont que des « collaborateurs » assis sur des sièges éjectables. Ce qui explique que depuis son accession au pouvoir, le président a consumé quatre Premiers ministres (Elyes Fakhfakh, Hichem Mechichi, Najla Bouden, Ahmed Hachani), ainsi qu’un nombre incalculable de ministres.
Rappelons qu’après avoir limogé le Premier ministre au début du mois d’août et nommé à sa place Kamel Madouri, il y a quelques semaines, le président procéda à un vaste remaniement ministériel inattendu, à un peu plus d’un mois de l’élection présidentielle. Et ce, en limogeant 19 ministres, dont ceux des Affaires étrangères et de la Défense, et en gardant la ministre de la Justice, Leila Jaffel, le ministre de l’Intérieur, Khaled Nouri, la ministre des Finances, Sihem Nemsia Boughdiri, ainsi que la ministre de l’Industrie, des Mines et de l’Energie, Fatma Thabet Chiboub, et celle de l’Equipement et de l’Habitat, Sarra Zaâfrani Zenzeri.
Une équipe sans vision politique
A noter que ce qui distingue la nouvelle équipe, c’est qu’elle est apolitique : tous ses membres, sans exception, sont des hauts commis de l’Etat sans vision politique, des technocrates pour la plupart issus de l’administration tunisienne.
Toutefois, il existe un risque réel que ces fonctionnaires, peu enclins à prendre des initiatives stratégiques, n’alourdissent davantage la pesante machine bureaucratique héritée de l’époque coloniale.
D’autre part, nous observons une première curiosité : le successeur de Nabil Ammar au ministère des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti – qui était successivement ambassadeur à Athènes, Madrid et Séoul – occupait le poste de secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères avant d’être stoppé dans son élan en 2021. Juste retour des choses, il a retrouvé la grâce auprès de l’actuel locataire du palais de Carthage.
Et que dire de la très controversée ex-ministre de l’Education, Saloua Abassi- dont le mandat aura duré un peu moins de cinq mois- qui défraya la chronique avec son show insolite, assise sur le perron de son département, microphone à la main, jurant de son père « le militaire » devant un parterre de professeurs suppléants entassés derrière des grillages métalliques?
Question de timing
Mais, c’est le timing de la désignation d’un Premier ministre et le vaste remaniement ministériel qui en a suivi- et ce à quelques semaines d’une élection présidentielle dont le président sortant est lui-même candidat déclaré à sa propre succession- qui est insolite.
C’est que dans les régimes démocratiques, sans exception, il est de coutume qu’une fois le résultat de l’élection présidentielle proclamé, le nouvel élu charge son Premier ministre de former une nouvelle équipe qui tient compte de la vox populi.
Alors, en passant outre cette tradition et en procédant à un vaste remaniement ministériel à quelques semaines du scrutin présidentiel prévu pour le 6 octobre prochain, le pouvoir en place ne donne-t-il pas l’impression que la victoire est « dans la poche »; sans même attendre un deuxième tour et que par conséquent, la prochaine élection ne serait qu’une une simple formalité?