La décision de l’ISIE (Instance supérieure indépendante pour les élections) d’ignorer les arrêts du Tribunal administratif concernant la réintégration de trois candidats dans la course à l’élection présidentielle a fait l’effet d’une bombe parmi les organisations de la société civile, écrit un site web de la place.
Avançant d’une journée la date de proclamation de la liste des candidats définitivement retenus, l’instance électorale a expliqué sa décision entre autres par le fait que « ces jugements ne lui sont pas parvenus dans les délais légaux prévus par le dernier alinéa de l’article 47 de la loi électorale*, après l’approbation par son conseil de la liste finale des candidats pour l’élection présidentielle ».
Ajouter à cela qu’ »ils n’ordonnent pas explicitement et clairement l’intégration des candidats requérants dans la liste finale des candidats ». Ce qui « confirme, [toujours selon l’ISIE], l’impossibilité de mettre en exécution ces jugements, même s’ils avaient été notifiés à l’instance dans les délais légaux », comme l’a expliqué Najla Abrougui, membre de l’ISIE. Selon elle, « l’Assemblée plénière juridictionnelle du Tribunal administratif a commis des défaillances liées aux délais, aux formalités et aux procédures et n’a pas réussi à appliquer la loi électorale, notamment l’article 47 ».
Affirmation vs affirmation
Le Tribunal administratif a réagi à cette décision de l’instance électorale, affirmant « avoir transmis à l’Instance supérieure indépendante pour les élections, à la date du 2 septembre 2024, des copies des jugements prononcés par son assemblée générale dans le cadre des recours portant sur la liste des candidats à la présidentielle du 6 octobre 2024 ».
En effet, dans un communiqué publié juste après l’annonce par le président de l’ISIE de la liste officielle des candidats retenus à l’élection présidentielle, le TA dit avoir transmis immédiatement un certificat attestant desdits jugements aux deux parties en litige. Et ce conformément à l’article 24 de la décision de l’ISIE n°218 du 4 août 2014 portant sur les règles et les procédures de candidature à la présidentielle. Cet article indiqué que « l’ISIE est appelée à appliquer les jugements émanant de l’assemblée générale du Tribunal administratif à condition d’en être informée par décision ou certificat ».
Le Tribunal administratif a, aussi, rappelé que selon l’article 10 de la décision n°543 du 4 juillet 2024, l’ISIE est appelée à annoncer la liste finale des candidats à la présidence au plus tard le mardi 3 septembre 2024.
« Les explications de l’ISIE n’ont pas convaincu ni les candidats qui ont gagné leurs recours (Abdellatif Mekki, Mondher Zenaïdi et Imed Daïmi) encore moins les organisations de la société civile qui sont vent debout contre les décisions de l’instance électorale », explique notre source.
Quelles sont ces organisations de la société civile ?
Il s’agit tout d’abord de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), laquelle a exprimé, dans un communiqué, son « rejet de l’annulation par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) des décisions du Tribunal administratif concernant l’acceptation de plusieurs candidatures à l’élection présidentielle, ainsi que la publication d’une liste finale unilatéralement, malgré son engagement initial à respecter les décisions de la justice administrative dans cette affaire ».
L’organisation syndicale qualifie même cette décision de « précédent juridique et historique […] et une violation grave de la loi et un ancrage d’une décision politique ».
Toujours dans son communiqué, l’UGTT dit « rejeter cette décision illégale et la considère comme une orientation délibérée, partisane et exclusive, influençant de manière prématurée les résultats, en plus d’être une atteinte flagrante à l’autorité judiciaire et à ses décisions ».
L‘Association tunisienne de droit constitutionnel (ATDC), pour sa part, rappelle, dans un communiqué publié mardi 3 septembre 2024, que « les décisions rendues par la plénière générale du Tribunal administratif sont exécutoires et ne sont pas sujettes à un quelconque recours. Aucune autre autorité ne possède les compétences d’évaluation, remise en question ou de refus d’exécution ».
Ladite association va plus loin pour avertir que « ces dépassements auront des conséquences néfastes sur la crédibilité du processus électoral, les principes du régime républicain, notamment l’État de droit et provoqueront des fissures dans le corps judiciaire protecteur des droits et des libertés ».
Refka Mbarki, présidente de l’Union des Magistrats Administratifs (UMA), affirme que « l’instance électorale a commis une grave violation de la loi et des décisions et principes constitutionnels en ne respectant pas les arrêts du Tribunal administratif ».
Citée par l’agence TAP, Me Mbarki rappelle que « l’article 24 de la décision n°18 de 2014 relative aux règles et procédures de candidature à l’élection présidentielle stipule que l’instance se charge de l’application des décisions rendues par l’Assemblée plénière du TA à condition qu’elle ait été notifiée du jugement ou de l’attestation du prononcé du jugement ».
Une atteinte à l’essence même de l’État de droit
Dans un communiqué rendu public mardi 3 septembre, l’Association des magistrats tunisiens (AMT) réaffirme que « l’autorité de l’ISIE sur le processus électoral ne la place pas au-dessus du pouvoir judiciaire et du contrôle des tribunaux, notamment celui du Tribunal administratif conformément à la loi électorale. Ceci ne nécessite ni explication ni interprétation à cet égard ».
L’association met en garde contre la gravité de la décision prise par l’instance électorale de ne pas se conformer aux décisions du Tribunal administratif. Ce qui représente « une atteinte à l’essence même de l’État de droit et un reniement inédit du rôle du pouvoir judiciaire dans les litiges électoraux ».
Dans ces conditions, l’AMT appelle l’Instance supérieure indépendante pour les élections à « revenir sur sa position annoncée et à appliquer les jugements du Tribunal administratif, qui sont exécutoires et définitifs, sans interprétation ni tergiversation, en respect de l’État de droit, de sa souveraineté, des valeurs démocratiques, et des compétences qui lui sont dévolues pour superviser le processus électoral avec intégrité, honnêteté et impartialité ».
Main basse sur la couverture du scrutin électoral
De son côté, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) dénonce, dans un communiqué, l’exclusion des médias lors de l’annonce de la liste définitive des candidats à l’élection présidentielle de 2024. Il accuse l’instance électorale de « nuire au climat électoral ».
Le syndicat des journalistes accuse l’ISIE de « continuer à vouloir faire main basse sur la couverture du scrutin électoral et d’opprimer toute voix qui critique l’instance… ».
Ce n’est pas un climat électoral démocratique, transparent et pluraliste
Quant à la la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH), elle pense que la prochaine élection présidentielle sera, en cas de maintien du climat actuel, « dépourvue de transparence, d’équité, de pluralisme et d’égalité des chances entre les candidats. Cette élection ne traduira donc pas la volonté du peuple tunisien ».
La LTDH considère en substance, dans son communiqué publié lundi 2 septembre 2024, qu’on ne peut parler de climat électoral démocratique, transparent et pluraliste qu’en cas de levée des pressions exercées sur les journalistes et les politiciens et de garantie de l’indépendance de l’administration et de l’Instance supérieure indépendante pour les élections.
En attendant, la liste des candidats définitivement retenus à l’élection présidentielle du 6 octobre 2024 a été publiée dans le JORT du mardi 3 septembre 2024, à savoir Ayachi Zammel (placé cependant en garde à vue), Zouhaier Maghzaoui et Kaïs Saïed.
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*Article 47 de la loi électorale de 2014 :
Art. 47 – Les jugements rendus par les chambres d’appel sont susceptibles de recours de la part des candidats qui font partie au jugement ou l’Instance, et ce, devant l’assemblée plénière juridictionnelle du tribunal administratif, dans un délai de 48 heures à compter de la date de notification du jugement.
La partie désirant introduire un recours, doit l’en signifier à l’Instance ainsi qu’aux parties concernées, par l’intermédiaire d’un huissier de justice, accompagné d’une copie de la requête et des moyens de preuve.
Le recours est introduit par requête. Le candidat ou son représentant la dépose au greffe du tribunal par le biais d’un avocat auprès de la cour de cassation. La requête doit être motivée et accompagnée des moyens de preuve, d’une copie du jugement attaqué et de l’acte de signification du recours, sous peine d’irrecevabilité du recours.
Le greffe du tribunal procède dès la réception de la requête, à son enregistrement et la transmet immédiatement au premier président qui l’adresse aussitôt à l’assemblée plénière.
Le premier président fixe une audience de plaidoirie dans un délai maximum de trois jours à compter de la date de dépôt du recours et de l’assignation des parties, par tout moyen laissant une trace écrite, et procède à la sommation de la partie défenderesse de présenter ses conclusions écrites et une justification de la notification d’une copie de celles-ci à l’autre partie, et ce, dans un délai maximum de 48 heures avant l’audience de plaidoirie.
Suite à la plaidoirie, l’assemblée plénière renvoie l’affaire à la délibération et au prononcé du jugement dans un délai de cinq jours à compter de la date d’audience de plaidoirie.
Le tribunal ordonne l’exécution sur minute.
Ses décisions sont définitives et ne sont susceptibles d’aucune voie de recours même en cassation.
Le greffe du tribunal notifie le jugement aux parties, par tout moyen laissant une trace écrite, et ce, dans un délai de 48 heures à compter de la date de son prononcé.