La censure par interdiction de distribuer le dernier numéro du magazine français « Jeune Afrique » vient de relancer le débat sur ce qu’on a communément appelé la censure chez nous. Or il y a censure et censure, pas seulement pour la presse, mais aussi la censure des livres, des films, des chansons, et même des tableaux de peinture, comme l’affaire de l’exposition d’El Abdelliya sous le règne des islamistes.
Il y a aussi la censure des émissions tv ou radio, ainsi que la censure des spectacles, des pièces de théâtre, sans parler de l’autocensure qui sévit partout, jusqu’aux foyers et dans l’école où la censure et l’autocensure opèrent continuellement sans distinction de race, de sexe, d’âge ou d’appartenance politique ou religieuse. Censurer fait donc partie de la vie. On censure, donc on existe !
Anas, le censeur, et fier de l’être
Nous n’exagérons rien si l’on affirme que Anas Chebbi est peut-être le seul censeur au monde, du moins le monde actuel ou le monde arabo-musulman, qui a fièrement et rigoureusement décrit et assumé en détail son action de censeur de livres. C’est sous le titre provocateur de « Mémoires d’un censeur des livres » qu’il a publié récemment un ouvrage d’une valeur historique et culturelle dont on mesurera dans le futur l’importance.
Mais Anas Chebbi vilipendé après la « révolution », par toutes les belles âmes hostiles à toute forme de censure mais surtout par les islamistes qui l’ont tout simplement licencié illégalement de son poste administratif au « haut conseil islamique » en 2011, sans que cela n’émeuve personne, a continué son combat contre Ennahdha et ce qu’il appelle « La gauche islamique » (le titre du livre). Car Anas est un des rares chercheurs qui connaissent sur le bout des doigts toute la littérature de l’islam politique dans le monde arabo-musulman et surtout de l’islam politique en Tunisie et sa genèse. Un terrible ennemi pour les nahdhaouis, mais surtout un terrible adversaire de ceux qui ont, un jour, fricoté avec cette mouvance trouble.
Son intégrité intellectuelle et morale lui a valu d’être « exclu » du ministère de l’Intérieur d’une façon abusive et presque violente, car il avait osé s’opposer à la décision de son ministre qui voulait laisser publier un ouvrage d’un universitaire proche à l’époque du pouvoir.
Il est aussi l’auteur d’un volumineux ouvrage sur « Les batailles entre écrivains tunisiens et autour du livre en Tunisie » et d’autres ouvrages sur la Zeitouna et son rôle, ainsi que plusieurs ouvrages critiques envers des intellectuels tunisiens.
Récemment, il a publié ses mémoires au service de l’État et surtout ses conflits avec certains ministres de Ben Ali. Son intégrité intellectuelle et morale lui a valu d’être « exclu » du ministère de l’Intérieur d’une façon abusive et presque violente, car il avait osé s’opposer à la décision de son ministre qui voulait laisser publier un ouvrage d’un universitaire proche à l’époque du pouvoir. Anas a eu gain de cause, puisque Ben Ali lui-même avait tranché en faveur de sa décision en désavouant son ministre.
Un autre conflit l’avait opposé à un ministre de la Culture qui lui avait valu aussi un écartement du ministère de la Culture pour des raisons ayant affaire à la censure. C’était donc un censeur persécuté et malmené par ses propres patrons, ce qui lui avait valu d’être mis au « frigo » pendant des années jusqu’en 2011, où il devint une cible désignée pour les nouveaux maîtres du pays, les islamistes de Rached Ghannouchi dont Anas Chebbi était un élève au lycée Ibn Charaf.
Il faut ajouter que ce fils du Sud, Jeridi à la tête dure, et d’une grande famille qui a donné des poètes, dont Abu El Kacem, de grands magistrats, de grands avocats, des ministres, n’a jamais été attiré par la gloire, et qui a trouvé, tout en étant lauréat de l’université religieuse de la Zeitouna, le moyen de s’encarter au Parti communiste tunisien, étant convaincu par les théories marxistes, avant de le quitter lorsque ce dernier avait noué alliance avec les islamistes sous le règne de Bourguiba.
Cette biographie succincte est celle d’un des plus importants censeurs qu’à connu le pays, en atteste son témoignage dans ses différents ouvrages pour démontrer que pour être un bon censeur, il faut être un grand intellectuel. N’est pas donc un bon censeur qui veut ! C’est presque un don sinon c’est une vraie profession. D’ailleurs, tous les grands directeurs de rédaction et les grands rédacteurs en chef sont par définition de grands censeurs devant l’éternel. Nous-mêmes nous avons pratiqué la censure et l’autocensure. Idem pour les autres supports médiatiques, y compris dans les réseaux sociaux. Et la guerre de Gaza a montré quels sont les grands censeurs de ce monde.
Censurer est plus qu’un métier, un art !
Pour nous musulmans, et selon le Coran, le premier grand censeur est Dieu lui-même, puisqu’il a sanctionné le chef des anges Iblis, archange déchu selon la version coranique – Satan pour les chrétiens – pour avoir exprimé son avis sur la création par Dieu d’un être vivant appelé Adam. Iblis fut maudit pour l’éternité mais autorisé à tenter de corrompre les humains en leur soufflant de mauvaises pensées ou idées (waswasalahou el Shaïtan). Même le Prophète fut victime de cette susurration (el ayet al shaitania, ou versets sataniques). Comme nous sommes toujours exposés à subir les ruses de Satan, nous devons censurer et s’autocensurer ! C’est notre destin.
Mais depuis que les sociétés humaines ont inventé le clergé, et les prêtres ou faqih, l’institution de la censure est dirigée par des érudits et des savants et non pas par de simples fonctionnaires d’exécution, car la censure faisait et fait encore partie des métiers nobles. Il fallait disposer d’une grande érudition et d’un savoir presque encyclopédique pour assumer le rôle de censeur. Le censeur peut même, dans certaines civilisations, exercer son office sur les rois et puissants. Mais tout ça sans arbitraire et dans la stricte juridiction divine ou humaine.
Avec les États modernes, les Constitutions et les législations libérales, la censure est devenue un savoir-faire politique. Les États, tous les États, ont leurs structures chargées de la censure, mais dans le strict respect des lois. En cas de forfaiture, on se dirige vers les tribunaux pour trancher le litige. C’est ce qu’on appelle des États de droit. Mais en dehors de ce cadre, la censure peut devenir arbitraire.
La Tunisie sous les beys, sous protectorat ou sous l’État de l’Indépendance avait ses structures parfois disséminées sous différentes appellations, comme pour les films, le théâtre, la télévision, et c’est souvent des experts en la matière qui exercent cette fonction. Pour les livres, les pièces de théâtre, les films, ce sont des commissions sous la tutelle du ministère de la Culture mais où siège aussi un représentant du MI.
Mais lorsque cette censure… va provoquer la lecture de l’article par des dizaines de milliers de gens, et de présenter le journal comme victime en sus, il s’agit d’une censure nulle parce que contre-productive.
Censure idiote
Les lois, toutes les lois existent pour punir et châtier, y compris dans le domaine des médias et de la culture. La modernité politique exige qu’on évite des lois liberticides et surtout où il y a comme punition, la contrainte par corps (prison). Pourtant, les États les plus démocratiques censurent et punissent les récalcitrants parfois en les emprisonnant. Le cas du fondateur et patron du réseau social Telegram, qui fut jeté en prison et inculpé pour des charges extrêmement graves par le gouvernement français de Macron, prouve ce que nous venons d’étayer.
Mais une censure qu’on peut qualifier d’inutile est une censure qui, en s’exécutant, peut provoquer des dégâts énormes à son commanditaire. L’objectif d’interdire la vente d’un journal qui est une forme de censure périmée, c’est de limiter le nombre de ceux qui lisent l’article incriminé. Mais lorsque cette censure, comme celle qui a frappé le magazine français Jeune Afrique, va provoquer la lecture de l’article par des dizaines de milliers de gens, et de présenter le journal comme victime en sus, il s’agit d’une censure nulle parce que contre-productive. Moi, je conseillerais à la nouvelle génération des censeurs de lire le livre d’Anas Chebbi, le plus grand censeur de tous les temps. Il avait l’art et la manière.
Notons au passage que la technique de provoquer le censeur, aussi bien dans la presse, le cinéma et le théâtre, a toujours fait ses preuves. Avouons que le journal concerné par la dernière affaire de censure n’est pratiquement plus lu en Tunisie et qu’il avait par le passé eu recours à cette technique parfaitement légale, par ailleurs, soit pour booster ses ventes, soit pour renflouer ses caisses. Il est loin d’être le seul en France et ailleurs. Tant qu’il y a la censure idiote.