La démocratie ne se résume pas au pouvoir incarné par les représentants d’une majorité. Une démocratie suppose des contre-pouvoirs, quel que soit leur nature : institutionnel, social, citoyenne, etc. Si l’existence même de contre-pouvoirs constitue un « phénomène démocratique », à l’inverse, l’absence et la faiblesse de contre-pouvoir soulignent le déficit démocratique d’un régime politique.
L’origine philosophique du contre-pouvoir
La notion de contre-pouvoir contribue à repenser la démocratie au-delà du principe du gouvernement par la majorité. À l’origine, l’idée de « contre-pouvoir », au sens anglais de counterbalance, est liée au principe de représentation, c’est-à-dire le droit des individus d’avoir des représentants au Parlement devant être consultés par le pouvoir royal. Cependant, pour Locke, non seulement les représentés gardent le droit permanent de juger leurs représentants, mais si ces derniers venaient à ne plus se faire entendre ou à trahir leur fonction, alors les citoyens pouvaient se muer en forces « contre-agissantes » et exercer un droit de résistance. Dans le même esprit, Benjamin Constant évoque, pour les individus à l’égard de leurs représentants, un « droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions ». Et il souligne qu’en défendant la « liberté politique », dont ce droit fait partie, le libéralisme montre qu’il n’est pas complètement étranger à la « chose publique », au « partage dans le pouvoir politique ». Ainsi, l’essence libérale de la notion de contre-pouvoir se manifeste-t-elle par une méfiance envers l’État, selon une approche participative et non focalisée sur la protection de l’individu.
Le souci d’un « gouvernement modéré » et sa vocation à éviter l’omnipotence du pouvoir politique rattachent indirectement la notion de contre-pouvoir à la pensée constitutionnelle et politique de Montesquieu relative à la séparation des pouvoirs. Ce principe d’aménagement et de limitation du pouvoir charrie une logique de collaboration et de contrôle réciproque. Ainsi, induit-il une modération du pouvoir.
Des contre-pouvoirs institutionnels aux contre-pouvoirs sociaux
Sur ce plan, certains contre-pouvoirs institutionnels – de l’opposition parlementaire à la Cour des comptes – participent effectivement à la régulation de l’exercice du pouvoir par un contrôle politique. Reste que la notion de contre-pouvoir est plus englobante que le principe de séparation des pouvoirs. L’action des contre-pouvoirs appelle le système démocratique à s’ouvrir aux forces politiques et sociales susceptibles d’agir en dehors du jeu institutionnel souvent réduit aux rapports entre gouvernants et gouvernés. Le phénomène de contre-pouvoir participe ainsi à désacraliser l’élection comme source exclusive de légitimité démocratique des gouvernants.
Le développement de la société civile renouvelle en effet la problématique de la séparation des pouvoirs et du contrôle du pouvoir. Certains contre-pouvoirs assurent une fonction de « surveillance sociale », au-delà de la fonction de contrôle inscrite dans la seule perspective du fonctionnement régulier du gouvernement représentatif. En cela, la portée du phénomène ne se réduit pas aux règles constitutives du droit constitutionnel institutionnel et des rapports gouvernants/gouvernés.
Outre la partie immergée de l’iceberg que constituent les contre-pouvoirs institutionnels, des forces économiques et sociales ont potentiellement la capacité de s’opposer de facto au pouvoir politique, c’est-à-dire, de le limiter et de l’orienter en fonction de leurs intérêts et/ou de leurs valeurs. Ces contre-pouvoirs non-institutionnels se situent en dehors de (l’appareil de) l’Etat et traduisent l’émergence d’une société civile/politique d’influence – incarnée par l’« opinion publique », les médias, les associations et organisations non-gouvernementales, les syndicats, … Les citoyens agissent à travers notamment des associations qui se sont érigées en contre-pouvoirs en ce sens qu’elles concourent à ce que les décisions prises par la sphère politique, économique, judiciaire, industrielle ne puissent s’exercer sans contrepoids.
Cette évolution sociale induit le dépassement d’une conception passive de la citoyenneté, réduite à l’exercice périodique du droit de vote aux élections. Théoricien de la démocratie, Rousseau avait déjà souligné la dimension active de la citoyenneté, non réduite au statut d’électeur : « [d]élibérer, opiner, voter, sont trois choses très différentes que les Français ne distinguent pas assez. Délibérez, c’est peser le pour et le contre; opiner c’est dire son avis et le motiver; voter, c’est donner son suffrage (…) ».
Enfin, si l’affirmation des contre-pouvoirs est le signe d’une « République des citoyens » dynamique, il serait contraire à la logique démocratique, que ces mêmes contre-pouvoirs « abusent » de leur contre-pouvoir, en tentant de faire prévaloir des intérêts particuliers sur l’intérêt général, en imposant leur volonté sur celle du peuple souverain. Telle est la limite fixée aux contre-pouvoirs par l’Etat de droit démocratique…