L’élection présidentielle dans un système politique qui consacre fortement la primauté du chef de l’Etat est un moment fort, un moment clé dans l’histoire de la République. Les protagonistes se livrent à un concours de promesses électorales qui n’engagent en vérité que celles et ceux qui les écoutent. On promet la lune, un monde expurgé d’obligations et de devoirs, l’interdiction pour ainsi dire d’interdire. On y voit fleurir des slogans de campagne qui interpellent moins l’intelligence et la rationalité que l’instinct et l’émotion erratiques. Les candidats, quand ils le peuvent, se livrent à une surenchère électoraliste qui va au-delà de toute espérance. Des programmes au contenu flou, sorte d’ovni politique dont on ne peut discerner le contour, et des projets mirobolants, alors que le pays connait des fins de mois des plus difficiles. Le paiement des salaires et des retraites relève de l’exploit.
Les promesses tous azimuts, sans rien demander en retour, sans exiger effort, engagement, solidarité, voire sacrifice prêteraient à sourire si l’enjeu électoral n’était pas d’une si grande gravité. Osons regarder la réalité en face : le pays est affaibli, abîmé, rendu malade par de sordides luttes sans fin pour le pouvoir. Pendant plus d’une décennie, il a été livré au travail de sape, à la gabegie et à la cupidité de prédateurs parés de voiles politiques. Il n’y a pas d’autre issue que celle de nous porter à son secours. Mieux vaut changer de discours et de tonalité. « Le peuple veut » a aujourd’hui moins de sens et de justification que ce que nous pouvons et devons faire pour le pays. L’ordre des priorités ne se décrète pas au gré de conjonctures et de situations en tout genre. Il traduit, à lui seul, une vision politique sûre, réfléchie et aboutie. Cela est d’autant plus vrai quand le pays est piégé dans les profondeurs de la crise, victime d’une lente agonie.
L’économie peine à sortir de la récession. Les finances publiques sont source d’inquiétude, les déficits, tout comme la dette, explosent. Le chômage, avec son implacable cortège de pauvreté et d’inégalité, se répand comme une trainée de poudre.
L’économie peine à sortir de la récession. Les finances publiques sont source d’inquiétude, les déficits, tout comme la dette, explosent. Le chômage, avec son implacable cortège de pauvreté et d’inégalité, se répand comme une trainée de poudre. On ne compte plus le nombre de PME, voire de grandes entreprises sacrifiées à l’autel de l’austérité. Chaque année, il se crée moins d’entreprises qu’il n’en meurt. La désindustrialisation progresse au rythme de la désertification du pays. Les taux d’investissement (13%) et d’épargne nationale (8%) sont à leur plus bas historique, réduisant de manière significative notre capacité de nous projeter dans le futur.
Les PME/PMI, jadis fer de lance de notre économie, sont en danger de mort. Certaines des plus grandes, qui tirent vers le haut l’édifice industriel et financier et participent à son insertion dans la mondialisation, ne sont plus aujourd’hui en odeur de sainteté. Qu’il faille sévir contre les rentes de situation, les privilèges indus, bref, les contrevenants en tout genre, sciemment ou inconsciemment, il n’y a là aucun doute ni hésitation. La justice, le droit et sans doute aussi la morale doivent passer, mais sans jeter l’opprobre sur toute la gent patronale pour ne pas porter atteinte à notre propre appareil productif par lequel la croissance et l’emploi arrivent.
L’heure est plutôt à la réconciliation des Tunisiens avec leurs propres entreprises. Il n’est aucun différend, de quelque nature qu’il fût, qui ne soit soluble dans le respect du droit sans mettre en danger notre force de frappe productive. Sinon, à défaut de combattants, le pays ne pourra pas mener sa guerre économique contre des compétiteurs à l’allure et aux intentions martiales. Nous sommes confrontés à d’immenses défis en ces temps de crise et de turbulence géopolitique, si bien qu’il faut impérativement serrer les rangs pour sortir de l’ornière. Les rares éclaircies, qui restent à confirmer sur le long terme, ne doivent pas faire illusion. Elles ne doivent pas masquer un ciel chargé de sombres nuages. L’heure est grave. Nous n’avons d’autre choix que de rallier tous les acteurs sans exception aux objectifs et au programme commun qui doivent être à la hauteur des défis auxquels nous sommes confrontés.
Nous disposons de peu de données et savons peu de chose sur les programmes de campagne des candidats à l’élection présidentielle. Les intentions, la rhétorique et les discours incantatoires ne sauraient tenir lieu de véritables programmes précis, chiffrés, étalés dans le temps conformément à une feuille de route qui ne prête pas à polémique. Ce que l’on sait, en revanche, ce sont les besoins pressants, la demande hautement inflammable de Tunisiens empêtrés dans un bourbier de difficultés, qui n’arrivent pas à se défaire d’un sentiment confus de malaise, de frustration, de fatigue, de lassitude et de désenchantement. La dégradation des conditions de vie se lit dans les statistiques marquées au fer rouge de la chute du pouvoir d’achat et de la persistance du chômage.
Les coupures récurrentes d’eau, d’électricité, d’approvisionnement en produits de première nécessité, les pénuries de médicaments et de multiples accessoires liés à l’activité avec au final une explosion des prix ajoutent à l’inconfort des plus aisés et au désarroi des moins nantis. Une situation qui renvoie à une économie de guerre, alors que le pays vit en paix, qu’il est en pleine possession de ses moyens, en dépit de l’invocation peu convaincante ici ou là d’une éventuelle théorie du complot.
Il n’y a pas besoin d’expertises savantes et approfondies pour concevoir une feuille de route avec à la clé des politiques publiques et sectorielles appropriées. La réalité, l’urgence du moment et l’impératif du futur s’en chargent. Elles dessinent et désignent à grands traits – du moins jusqu’à l’horizon 2029 – les issues et les voies de sortie de crise. Le programme s’impose de lui-même. Ce programme commun, propre à la maison Tunisie, relève d’une ardente obligation. Il ne s’agit rien d’autre que de remettre les choses, aujourd’hui de travers, à l’endroit. Stopper l’hémorragie des déficits des entreprises publiques en situation concurrentielle que rien ne justifie si ce n’est la persistance, dogme d’un autre âge, ce n’est plus une option, c’est une nécessité. Restaurer et sauver d’une mort certaine nos filières agricoles, aujourd’hui en déperdition faute de soutien à l’instar de ce qui se fait dans le monde, cela procède, au-delà des retombées économiques et sociales, de notre sécurité alimentaire et de notre souveraineté nationale.
La digitalisation qui a cours dans le monde nous fait gagner sur les deux tableaux aujourd’hui au cœur de nos préoccupations : elle libère l’initiative privée, l’investissement et la croissance et assèche les sources de la corruption qui, à elle seule, fait dérailler le train de la croissance.
Sans la politique agricole commune (PAC), l’agriculture européenne ne serait pas aujourd’hui ce qu’elle est. Les subventions sont passées par là. Le comble, c’est qu’on prend plaisir à venir en aide aux agriculteurs européens et américains en martyrisant les nôtres à qui on refuse aides et subventions qui nous feraient épargner d’immenses sorties de devises, si rares en ce moment. Allez savoir pourquoi. Ce genre de questions revient sans arrêt, elles sont sans réponse. Pourtant, les experts et les professionnels de l’économie s’accordent à dire que la bureaucratie qui résiste et s’oppose à la réforme de l’administration nous coûte plus d’un point de croissance en ces temps de disette économique. La digitalisation qui a cours dans le monde nous fait gagner sur les deux tableaux aujourd’hui au cœur de nos préoccupations : elle libère l’initiative privée, l’investissement et la croissance et assèche les sources de la corruption qui, à elle seule, fait dérailler le train de la croissance.
Il suffit de peu d’actions ciblées, incarnation d’un volontarisme affirmé de la puissance publique, pour remonter le moral des chefs d’entreprise et remettre à flot l’économie. Sa compétitivité et son développement dépendent de notre capacité d’achever au plus vite notre transition écologique et énergétique. C’est une question de vie ou de déclassement et de déclin définitifs. Lutter contre le stress hydrique, verdir notre économie, réduire son empreinte carbone est désormais une impérieuse nécessité pour éloigner le spectre de la sécheresse, alléger les tensions sur la balance des paiements et contourner la taxe carbone, nouvel avatar des mesures protectionnistes imposées aux frontières de l’Europe.
Energie, eau, éducation, ce sont à l’évidence les trois nerfs de la guerre et notre assurance vie. Vaste chantier et vrai programme qui doit porter la marque du futur. Reste que le capital humain, élevé chez nous au rang de valeur suprême, c’est aussi la santé, véritable plaie nationale. Notre système de santé publique semble frappé d’un mal incurable. Il est délaissé par les siens qui ne s’y sentent plus en sécurité financière, privé de moyens pour cause de contrainte budgétaire. Il s’accroche à la vie. Pour combien de temps encore ? Dans le même ordre d’idées, le transport en commun dont on n’arrête pas de s’en indigner, est un vrai scandale d’Etat. L’habitat n’est pas en reste. A cause de l’absence d’une vraie politique d’urbanisme et d’aménagement du territoire, le chaos et l’insécurité s’installent dans les villes comme dans les campagnes. C’est l’illustration même d’un pays fracturé, à plusieurs étages et vitesses.
Loin de s’égarer dans le dédale d’un programme exhaustif, le fait est que l’éducation, la santé, le transport public et l’habitat sont des fonctions régaliennes et relèvent des missions de l’Etat. Ils représentent l’essentiel des dépenses des ménages. C’est là où il y a des gains de pouvoir d’achat. Sans quoi, la course-poursuite prix-salaires n’a aucune raison de s’arrêter sur fond de détérioration de la productivité. C’est le pire des scénarios, avec pour seuls effets la désindustrialisation et le décrochage du pays. Sommes-nous, à ce point indifférents au sort des nouvelles générations ?
Comme pour les premiers jours de l’Indépendance, le programme d’action s’affirme de lui-même au regard de la gravité des défis. La modernisation et le réarmement industriel du pays sont notre seule planche de salut. Qu’est-ce à dire sinon que les cinq prochaines années doivent être dédiées à l’économie ou ne le seront pas ? A nous de choisir entre un jeu de massacre politique qui a pollué l’espace national et abîmé l’économie et un programme qui fait consensus, qui prône la croissance et la prospérité, loin des turpitudes politiques. Problème : on ne peut pas avoir l’un et l’autre en même temps.
Cet édito est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n° 903 – du 25 septembre au 9 octobre 2024