Le rideau est tombé sur l’élection présidentielle dont on n’a pas fini de parler. Elle ne fut pas un modèle du genre à enseigner dans les écoles de Sciences Po. Pourtant, le pays n’était pas à son premier coup d’essai. Celle de 2014, la première post-révolution, avait fait bas[1]culer le pays dans le camp de la liberté. Celle de 2019, libre et transparente, remportée haut la main par Kaïs Saïed, a fini par nous porter au firmament de la démocratie. L’une et l’autre furent en tous points exemplaires. Elles donnaient tout son sens à notre soif de démocratie. Et répondaient aux attentes du pays. Elles ont été saluées comme il se doit à l’intérieur comme par l’ensemble de la communauté internationale. Il devenait évident que la Tunisie était la seule rescapée du « printemps arabe ». Les Tunisiens, de quelque camp qu’ils se revendiquaient, n’étaient pas peu fiers, assurés que leur voix comptait et qu’ils avaient droit au chapitre de désignation du chef de l’Etat par le suffrage universel.
Il était inscrit au fronton de la nouvelle République que l’élection de 2024, qui est à la base de l’édifice démocratique, s’inscrivait dans le droit fil des élections précédentes, à la fois libres, justes, transparentes, loin de toute forme d’exclusion, d’arbitraire et qui faisaient la grandeur du pays. Il était dit que l’élection présidentielle de 2024 devait acter une fois pour toutes notre maturité en termes de gouvernance politique et consacrer pour ainsi dire notre marche irréversible vers une démocratie avancée. Il n’en fut pas toujours ainsi. Le processus électoral ne fut pas du goût de tout le monde. Vivement critiqué et dénoncé par les uns, il n’en est pas moins âprement défendu par les partisans du président Kaïs Saïed. L’histoire, à défaut des juridictions quelque peu malmenées, en jugera.
On attendait, on espérait une élection présidentielle dont on pouvait mesurer les enjeux économiques, géopolitiques, financiers, sociaux et sociétaux. On a eu droit à une bataille juridico-politique et à une guerre de légalité et de légitimité aux antipodes des attentes nationales. Celles-ci ont terni, pollué la campagne électorale et sonné le glas d’un véritable débat autour d’une confrontation saine et pacifique d’idées en termes de bilan contre projet.
La réélection de Kaïs Saïed a suscité ailleurs que chez ses supporters peu d’enthousiasme. Sa victoire en 2019, en grand nombre, avec près des 2/3 des votants, sonnait comme un triomphe et l’aboutissement de la transition démocratique.
Les péripéties juridico-politiques qui s’y sont greffées ont dénaturé une campagne devenue inaudible, plus virtuelle que réelle par moments et par certains aspects. Le scrutin présidentiel méritait mieux qu’une aussi faible participation. Les absents n’ont pas toujours raison, mais en l’occurrence, ils représentent dans ce cas d’espèce – et de loin- le premier parti du pays. Se pourrait-il qu’ils constituent la principale force d’opposition ? L’avenir le dira. Serait-ce le prélude à une nouvelle recomposition, un big-bang politique où l’on verra émerger une nouvelle bipolarisation politique ? Nul ne le sait, mais rien n’est exclu.
Le sentiment qui prévaut à l’issue du scrutin présidentiel est que le pays en sort divisé, fracturé et désuni, donc forcément fragilisé et affaibli. Son image dans le monde est abîmée et écornée, alors qu’il brillait de mille feux dans l’astre du « printemps arabe » qui s’est éteint. La réélection de Kaïs Saïed a suscité ailleurs que chez ses supporters peu d’enthousiasme. Sa victoire en 2019, en grand nombre, avec près des 2/3 des votants, sonnait comme un triomphe et l’aboutissement de la transition démocratique.
L’espoir était permis, alors même que son cri de ralliement de campagne « le peuple veut » tenait lieu de seul programme. L’élite nationale et les acteurs économiques spéculaient sur le fait que l’universitaire et le constitutionaliste qu’il était ne dérogera pas au principe de réalité et s’inscrira dans la trajectoire du modèle économique et social tunisien. Un modèle dont on découvre aujourd’hui les multiples variantes.
Le président Kaïs Saïed est-il allé trop loin et trop vite ? L’avenir le dira. Il n’empêche ! Ses gouvernements successifs n’ont pas réussi – et c’est peu dire – à inverser dans le bon sens la courbe de la production, de la productivité, de l’investissement et du chômage. Ils ne parviennent pas, fût-ce au prix d’une politique monétaire restrictive, peu accommodante et d’une austérité qui n’ose pas dire son nom, à casser les ressorts de l’inflation. Ils ne sont pas prêts de stopper la déferlante de l’économie informelle qui prive l’Etat de substantielles recettes fiscales. La stagflation pour seule perspective ? Elle sape le moral de la population et met en danger la cohésion sociale.
Le président Kaïs Saïed n’arrive pas, en dépit de son insistance et de son implication personnelle, à en[1]rayer l’effondrement du service public : éducation, santé, transport, logement, aujourd’hui en déliquescence. A sa décharge, l’héritage d’une décennie qui a provoqué une vraie hécatombe dans l’économie et les finances publiques. Et laissé derrière elle un pays fatigué, lassé, désabusé, en rupture de ban avec la chose publique. Pour autant, il a déclaré la guerre à la corruption et engagé une vaste opération «Mains propres», suffisamment dissuasive pour lézarder et ébranler le sentiment d’impunité dont se nourrit la corruption. Pour combien de temps encore ?
Kaïs Saïed, nouvellement intronisé, pouvait rêver d’un meilleur environnement politique, économique, social, voire géopolitique, pour inaugurer son second mandat. Les chocs extérieurs posent moins de problèmes, en dépit de leurs incidences économiques et financières, que les crises globales internes à répétition aux issues toujours incertaines. Un nouveau mandat, du reste sans surprise, c’est, au final, l’annonce d’une nouvelle étape, d’un nouveau départ. Le temps a ceci de particulier qu’il peut se charger de réparer les dérives et les excès des contingences politiques. Le moment est venu aujourd’hui pour tirer un trait sur les dérives d’hier sur lesquelles il serait suicidaire de s’attarder. Il n’y a point de meilleur salut que de regarder droit devant nous, de nous inscrire dans le mouvement et l’action et de nous projeter vers le futur.
En confiance et avec l’assurance d’un pays réconcilié avec ses institutions, ses problèmes et avec lui-même. Le pays n’est plus en capacité de supporter division, désunion, fracture et des polémiques à n’en plus finir pour avoir beaucoup perdu de sa résilience. Il peine à s’extraire de la récession et à éloigner le spectre du défaut de paiement.
On ne peut rien construire sur un mélange explosif de défiance, de rancune et de rancœur. Il n’y a pas de meilleure issue que de réanimer la flamme du « printemps tunisien » dans l’espoir de faire de la Tunisie une startup-nation ouverte sur le progrès et les libertés.
Le président Kaïs Saïed ne peut aller tout seul sans s’ex- poser aux affres du déclin économique et de la faillite financière. Il doit bénéficier d’un vaste consensus national pour sceller l’unité du pays et lui éviter les soubresauts, l’instabilité, le désarroi et le chaos que font naître le chômage, la pauvreté, le déclassement social et les frustrations en tout genre. Ultime priorité : reconstruire la confiance, réaménager les canaux d’un dialogue social libre et apaisé tout en renouant le fil de l’unité de la nation.
On ne peut rien construire sur un mélange explosif de défiance, de rancune et de rancœur. Il n’y a pas de meilleure issue que de réanimer la flamme du « printemps tunisien » dans l’espoir de faire de la Tunisie une startup-nation ouverte sur le progrès et les libertés. Il n’y a rien de plus urgent à entreprendre que de ressusciter le rêve tunisien et de ré-enchanter les jeunes et les moins jeunes, tentés de plus en plus de voter avec leurs pieds, certains au péril de leur vie.
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n° 904 du 9 au 23 octobre 2024.