La formule, pays réel contre pays légal est de Charles Maurras (1868-1952), idéologue français de l’extrême droite et fondateur de « L’action Française ». Mais elle est maintenant empruntée par tous les politologues et même des chefs d’Etat comme E. Macron. Nous l’empruntons à notre tour, car elle résume précisément la situation actuelle de notre pays; sans pour autant adhérer à l’idéologie à laquelle, elle renvoie.
Avant de devenir une fracture, nous pouvons affirmer que la fissure a commencé bien avant 2011. Cependant, elle s’est élargie après ce tournant que certains qualifient d’historique, mais qui n’en a pas les contours. Le processus d’édification de l’Etat-Nation a bien commencé avec l’émergence de l’Etat postindépendance et a connu plusieurs étapes. La première grande étape, sous le règne de H. Bourguiba était celle de la fondation des piliers de ce projet, avec ses errements, ses ratages et ses déboires. Mais il avait fini par prendre corps et l’on pouvait parler de Nation Tunisienne et d’un Etat moderne.
La seconde étape a été caractérisée par l’accélération du processus de développement économique, dans un système semi-libéral et semi- étatique, mais qui évoluait progressivement vers un système libéral où la classe moyenne constituait le socle du développement. La naissance d’une bourgeoisie d’affaires, voraces et cupides mais entreprenante et ambitieuse, était la conséquence logique de cette évolution. L’on a vu en effet de grosses fortunes se constituer en quelques années boostées par un système bancaire et financier fait sur mesure. Mais en gros, les grands équilibres macro-économiques, comme disent les experts, étaient bien maitrisés. Sauf que le système politique qui repose sur le monopartisme et le système présidentialiste ne répondaient plus aux besoins réels du pays qui exigeaient une réadaptation et une ouverture même progressive vers un système de multipartisme avec tout ce que cela exige comme droits et libertés politiques.
Les élites politiques, dans le pouvoir et dans l’opposition n’avaient jamais compris ce besoin comme une exigences politique, mais comme un enjeu de pouvoir et de contrôle de l’Etat. Car aucun débat sérieux et national n’avait eu lieu et l’exacerbation des tensions n’avait pas permis un débat serein.
Alors se produisit une grande fissure au sein même de l’Etat. Puisque c’est une fraction du pouvoir qui en a éliminé une autre, celle de feu Ben Ali, et qui a échoué lamentablement à diriger une transition qui aurait pu être salutaire. Au lieu de cela, elle a ouvert les vannes subitement de la liberté de la presse, des créations de partis politiques et a organisé d’une façon carnavalesque des élections qui ont abouti à livrer le pays au pire ennemi, et de l’Etat et de la Nation, aux adeptes de l’Islam politique. Donnant ainsi le coup de départ à un long processus de désintégration de l’Etat, de banqueroute économique programmée, de recul effrayant des valeurs républicaines dont les acquis de la femme et le développement d’un système d’enseignement démocratisé et surtout du pragmatisme économique qui a caractérisé les décennies précédentes.
Cette dégringolade généralisée a abouti à une faillite et un endettement du pays jamais atteints. Et ce, sans que les pouvoirs publics puissent les stopper. Jusqu’au 25 Juillet 2021, où un sursaut populaire doublé d’un coup de force constitutionnel ont fait revivre l’espoir d’un redressement national et du colmatage des brèches de la fissure. C’était trop demander aux élites politiques qui ont pris le relais.
Un pas en avant, deux pas en arrière
Cette phrase de Lénine, résume paradoxalement ce qui s’est produit, depuis le coup de force constitutionnel de 2021. Si l’on a mis fin au régime batard, ni parlementaire, ni présidentiel et à trois têtes se disant toutes « Présidents », et surtout au règne de l’Islam politique, ce qui constituait en soi un pas en avant vers le redressement national; l’on n’avait présenté au début aucun projet politique et économique à même de réaliser cet objectif.
Ainsi, durant cinq ans, les gouvernements et les ministres se sont succédé sans pour autant arriver à dépasser 1 % de croissance ni juguler l’inflation ou encore redresser la valeur de la monnaie nationale. Mais là, il faut le dire, la période KS a dû gérer le lourd héritage, caractérisé par la multiplication par 5 de la dette extérieure et l’on ne pouvait pas s’attendre à des miracles.
Mais c’est sur le plan politique, où l’on voulait créer un système plus représentatif que jamais du « peuple », où les deux pas en arrière ont été constatés. Car lorsque 70 % des inscrits boudent les urnes pour maintes raisons, l’on ne peut prétendre que le peuple a dit son mot. Sur ceux qui ont pris la peine de se déplacer vers les bureaux de vote, 90 % ont effectivement voté pour continuer à tenir le cap vers le nouveau système politique. Bien sûr, nous rétorqueront les adeptes du jusqu’auboutismes, que les absents ont toujours tort! Et en cela ils ont parfaitement raison. Sauf que celui qui a tort c’est bien le peuple lui-même. Et qu’un gouvernement, n’importe quel gouvernement, a toujours besoin de l’acquiescement de ce même peuple qui d’ailleurs avait voté massivement pour l’actuel locataire de Carthage lors du scrutin de 2019. Les dernières élections risquent de paraître comme deux pas en arrière, comparées aux précédentes.
Il s’en suit que le pays légal creuse de plus en plus l’écart avec le pays réel jusqu’à risquer une fracture. Nous avons vu en 2010 où cela peut mener? Cette fois-ci avec en plus des caisses presque vides de l’Etat et la dette qui grimpe à une vitesse vertigineuse.
Or il faut arrêter l’hémorragie et pour le faire on ne peut nullement faire l’économie d’un débat national qui ferait stopper l’aggravation de cette fracture dans l’attente de son colmatage.
Ce qui est important dans la dernière élection présidentielle, c’est qu’à aucun moment le débat et l’attention ne se sont dirigés vers ce point crucial. Mais tous se sont rués pour tergiverser sur la question de légitimité qui n’a d’ailleurs plus aucun sens, chacun se prévalant de ses propres arguments plutôt juridiques que politiques. Car n’en déplaise à certains, la Tunisie légale continue à exister malgré les griefs qu’on peut opposer contre les institutions qui ont accompagné les dernières élections.
L’incontournable compromis
Les dernières élections ont révélé la quantité effroyable de haine et de violence verbale qui a accompagné les campagnes de tous les candidats sans exception. Cela prouve que le pays n’est pas encore apte pour la démocratie, encore moins pour l’alternance.
Chargés de part et d’autre de menaces et d’accusations graves, les discours politiques ont tourné au pugilat. L’élimination de candidats, l’emprisonnement d’autres et l’interdiction à vie de se présenter prononcée par les tribunaux ont aggravé cette tendance et parasité le scrutin.
Pourtant tout laissait penser que ce scrutin aurait pu être salutaire. Car, même dans les rangs des différentes oppositions on avait écarté l’appel au boycott et on s’était battu bec et ongle pour participer. Cela n’a évidemment pas convaincu les 70 % d’abstentionnistes, car au final, il n’y avait plus d’enjeu.
Il est clair désormais que les élections en soi ne sont pas forcément la solution. Mais qu’avant de les faire, un compromis politique est indispensable. La recherche de ce compromis est loin d’être une chose aisée. En effet, elle dépend d’un rapport de force qui ne laisse aux protagonistes que ce choix. Un compromis en politique ressemble aux pourparlers de paix entre belligérants. Or cela exige un cessez-le-feu. Ce qui ne semble pas être le cas pour le moment entre les adversaires politiques actuels, qui continuent de se déchirer par les mots ou par procès interposés. Peut être faut-t-il commencer par un pacte de non belligérance verbale, pourquoi pas?
Il faut rappeler que la démocratie n’est qu’un jeu politique où les joueurs s’accordent d’abord sur les règles et sont unis par un projet commun, l’intérêt supérieur de la Nation, même si les objectifs pour l’atteindre sont différents. Que dire quand on n’a pas la même idée de la Nation? Certains croient même à une nation islamique, d’autres arabe; quoique l’écrasante majorité du peuple tunisien est pour la nation tunisienne.