Le communiqué émanant du ministère de la Justice et publié un dimanche, jour de repos hebdomadaire, divise l’opinion publique. Entre les tenants de la moralité publique qui exigent l’intervention des autorités publiques pour sauvegarder les bonnes mœurs, face à TikTok et Instagram, et les défenseurs des droits de l’Homme inquiets pour la liberté d’expression.
Une polémique de trop sous nos cieux? Face à la dérive observée sur les réseaux sociaux- qui, de surcroit, touche de plus en plus les plus jeunes, donc les plus vulnérables- la décision du ministère de la Justice d’engager des poursuites contre les créateurs de « contenus immoraux » sur TikTok et Instagram, a été saluée notamment par les parents inquiets pour leurs enfants. Les défenseurs des droits de l’Homme y voient, quant à eux, un texte répressif susceptible de restreindre d’une manière insidieuse la liberté d’expression. Le très controversé décret-loi n° 54 utilisé dans sa forme originelle pour combattre la cybercriminalité, ne s’est-il pas, hélas, transformé entre temps en une loi bâillon?
Au nom des « valeurs morales »
En effet, le ministère de la Justice a rendu public un communiqué, dimanche 27 octobre 2024. Il précise que des enquêtes pénales seront ouvertes contre toute personne « produisant, diffusant ou publiant des images ou des vidéos comportant des contenus portant atteinte aux valeurs morales ».
Selon le ministère, cette décision a été prise « suite à la prolifération de l’utilisation des réseaux sociaux, en particulier TikTok et Instagram, par certains individus pour diffuser des contenus d’information contraires aux bonnes mœurs. Lesquels utilisent des propos ou adoptent des comportements inappropriés qui portent atteinte aux valeurs morales et sociales et risquent d’influencer négativement le comportement des jeunes utilisateurs de ces plateformes ».
Lourdes amendes
La première réaction fut celle du juge et professeur universitaire Ferid Ben Jha. Ainsi, lors de son intervention lundi 28 octobre 2024 sur les ondes de Mosaïque FM, il fustigea les « contenus immoraux » sur les réseaux sociaux. Tout en affirmant que le réseau TikTok regorge de scènes constituant « une atteinte flagrante à la moralité publique ». Et précisant que des peines pouvant atteindre six mois de prison sont prévues par la loi tunisienne pour quiconque porte publiquement atteinte aux « mœurs ».
Le juriste a, d’autre part, appelé les membres de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) à amender le Code pénal et le Décret-loi 54 pour renforcer les sanctions pour quiconque diffuse un contenu érotique. Car, détaille-t-il, cela « est en flagrante contradiction avec les spécificités culturelles de l’Etat tunisien, qui est arabe et musulman ».
De plus, a rappelé le docteur en droit « tout Tunisien qui commet un crime hors du territoire national peut être jugé par l’Etat tunisien en Tunisie sur la base de sa nationalité. Et la Tunisie peut même demander son extradition par son pays de résidence».
« Les contrevenants risquent des peines de prison et parfois de lourdes amendes, notamment lorsque le contenu implique des mineurs. De plus, ce genre de crimes n’est prescrit qu’au bout de trois ans pour les adultes et de dix ans pour les mineurs. Ainsi, le parquet pourra revenir jusqu’à dix ans en arrière pour engager des poursuites dans certains crimes », a-t-il encore précisé.
Abondant dans ce sens, l’avocat Mehdi Louati, président de l’Association tunisienne de lutte contre la cybercriminalité, a déclaré qu’« il y a des principes moraux fondamentaux qui ne changent pas, surtout que nous vivons dans une société arabo-musulmane ».
« Ce phénomène existe depuis quelque temps et certaines voix se sont élevées sur les réseaux sociaux pour demander l’intervention de l’Etat à travers le ministère public pour y mettre fin », a-t-il affirmé lundi 28 octobre 2024, sur Mosaïque FM. D’ailleurs, il ajoute que « ce qui est considéré comme délictueux dans la vie réelle l’est également dans le monde virtuel ».
« Tribunaux de l’inquisition »
Prenant le contre-pied des voix favorables à la récente décision du ministère de la Justice d’engager des poursuites contre les créateurs de contenus « immoraux » sur TikTok et Instagram, l’ancien député Hichem Ajbouni a exprimé sa ferme opposition « aux tribunaux de l’inquisition et aux comités pour le commandement de la vertu et la répression du vice ».
Ainsi, dans un statut, publié dimanche 27 octobre 2024, le dirigeant d’Attayar a indiqué que la préservation des bonnes mœurs et du respect de l’ordre public « exige avant tout le respect des droits et libertés des citoyens; ainsi qu’un investissement dans la sensibilisation et les valeurs citoyennes, à travers les systèmes éducatif et culturel, et en redonnant un rôle central à la famille ».
Que dire au final de cette polémique qui oppose, encore une fois, les tenants de la « moralité publique » au nom des « spécificités culturelles de l’Etat tunisien » aux défenseurs des « valeurs citoyennes » et celles de la République?
Certes, il est admis que nos jeunes, confrontés sans armes aux méfaits de la mondialisation rampante, traversent une crise des valeurs d’une rare violence. Ceci étant, n’est-il pas judicieux de s’attaquer aux racines de cette crise éthique en revenant aux valeurs citoyennes fondamentales à l’école et à une éducation saine au sein de la famille. Tout en sensibilisant les parents aux dangers des réseaux sociaux. Au lieu de se reposer uniquement sur une approche sécuritaire et répressive qui vient s’ajouter à l’arsenal juridique déjà existant?