En l’absence de réformes et d’un mécanisme de distribution équitable des publicités publiques, les médias se retrouvent dans une situation de fragilité et de précarité. Tel est le cas d’un média de qualité, l’hebdomadaire Acharaa Al Magharibi, obligé de jeter l’éponge à cause de ses insurmontables difficultés financières.
C’était une mort programmée. Prophétique, Me Imed Ben Halima, avocat et analyste politique fut l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme : « L’information est dans un état de mort clinique et je prévois la faillite et la fermeture prochaine de 80 des médias privés en Tunisie. »
« L’oiseau est entré dans sa cage »
Brossant un tableau sombre du secteur dont la situation est aujourd’hui l’une des plus précaires dans l’histoire de la presse tunisienne, Me Ben Halima rappelait dans un post FB publié dimanche 13 octobre 2024, qu’après les élections d’octobre 2011 qui ont permis l’accession des Frères musulmans au pouvoir, « c’est l’information libre et plurielle qui a affaibli les islamistes aux élections de 2014 et a permis à Béji Caïd Essebsi et son parti d’accéder au pouvoir. Et ce sont les mêmes médias qui ont permis à Kaïs Saïed d’être présent et de s’exprimer librement entre 2011 et 2019 et l’ont fait ainsi connaître du grand public ».
Et de conclure amer : « Aujourd’hui, cette expérience est terminée et l’oiseau est retourné dans sa cage. Il n’y a plus d’information libre ou plurielle. L’on entend une seule musique jouée sur un seul ton. Les espaces ont été fermés et ce sont les portes de Mornaguia qui ont été ouvertes. Fou celui qui court des risques dans un jeu qui n’est soumis à aucune loi et à aucune règle. »
Même son de cloche de la part du président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) Zied Dabbar. Ce dernier a également prévenu que 80 % des entreprises médiatiques vont bientôt fermer leurs portes « en raison des difficultés financières qu’elles rencontrent et des pressions de toutes sortes auxquelles elles font face. Alors que le public va de plus en plus chercher l’information dans les réseaux sociaux où pullulent les mensonges, les désinformations et les manipulations de toutes sortes ».
Prenant la parole dimanche 8 septembre 2024, lors de sa participation à une rencontre organisée par le SNJT sur le thème « Comment soutenir la presse de qualité ? », le journaliste affirma que « le secteur souffre aujourd’hui en Tunisie d’abandon, d’appauvrissement, de marginalisation et d’intimidation. Il a besoin d’être profondément réformé ». Mais, a-t-il déploré « le pouvoir le laisse sciemment couler » !
Mort d’un fleuron de la presse libre
Prédictions de Cassandre? Pas si vite puisque un autre titre vient s’ajouter à la longue liste des médias qui disparaissent à cause de difficultés financières. Ainsi, après neuf ans de parution l’hebdomadaire Achharaa al Magharibi, connu pour son sérieux et son professionnalisme, met à son tour la clé sous le paillasson, à partir de mardi 29 octobre 2024.
Et c’est notre consœur Kaouther Zantour, la rédactrice en chef de l’hebdomadaire qui annonça dans un poignant édito paru le 29 octobre 2024 la mauvaise nouvelle. Le journal cessera de paraitre dans sa version électronique après la cessation de la parution en version papier depuis la crise Covid.
L’Etat aux abonnés absents
Les causes? Elles sont multiples, qu’on en juge : dettes accumulées; salaires impayés de journalistes depuis des mois; ou encore le loyer impayé. Par manque de soutien de la part des annonceurs et l’absence de ressources publicitaires empêchant le média de garantir la stabilité matérielle de l’équipe rédactionnelle.
Ainsi, « la presse écrite en Tunisie traverse aujourd’hui sa période la plus difficile dans l’histoire du pays », a-t-elle écrit. Tout en ajoutant que le secteur « n’a connu aucune réforme susceptible d’assurer sa pérennité et sa continuité; contrairement à ce qui s’est passé dans beaucoup d’autres pays ».
« La répartition de l’enveloppe publicitaire des entreprises publiques, souvent évoquée par les responsables n’a pas été réglée et les promesses faites en ce sens par les gouvernements successifs sont restées lettres mortes. Sans parler des autres promesses faites pour régler le problème de la couverture sociale, et qui a maintenu les employés du secteur dans une situation de précarité totale », a-t-elle encore ajouté.
Pour preuve, « seulement deux annonceurs ont accompagné Acharaa Al Magharibi. La publication a été également privée de toute publicité publique ». Ce que Kaouther Zantour explique par « la ligne éditoriale indépendante du journal ». Tout en adressant ses remerciements au partenaire historique du journal, Moncef Sellami.
Contrainte de quitter les lieux suite aux plaintes en justice pour non-paiement du loyer, la co-fondatrice de l’hebdomadaire a précisé que les revenus générés par le journal « ont été alloués en priorité au paiement des salaires des journalistes ». Elle a versé entièrement ses revenus provenant de son travail de chroniqueuse à Mosaïque FM au profit du journal. « Mais que cela n’a pas suffi », précisait-elle.
Triste à en mourir. D’autant plus que l’hebdomadaire en question aurait pu sortir la tête de l’eau si les pouvoirs publics, au demeurant très généreux par ailleurs, étaient moins avares avec la presse libre, professionnelle et surtout respectant à minima la déontologie.