Par Walid Belhaj Amor, expert en développement économique
La loi de finances dans une version provisoire officieuse a circulé ces derniers jours, sans donner lieu à un démenti de la part des autorités, ce qui laisse penser qu’il s’agit bien d’un document assez proche de celui qui serait soumis au Parlement dans les prochains jours.
Le premier constat que l’on peut faire est qu’il s’agit encore une fois d’une loi fiscale (à la limite une loi de budget), qui n’est pas rattachée à une vision économique globale, ni même à des perspectives socio-économiques claires. Un document technico-comptable, bien loin de ce que devrait être une loi de finances. Le second constat est qu’il s’agit d’un document élaboré sans aucune concertation avec les parties prenantes de l’économie du pays, ni même une consultation au sein du Conseil national de la fiscalité, pourtant chargé de l’évaluation du système fiscal et de sa conformité aux objectifs fixés, notamment en matière d’équilibre des finances publiques, d’efficience économique et d’équité fiscale.
La politique fiscale ne fait pas une politique économique, elle n’est qu’un outil au service d’une vision économique qui, elle, détermine les principaux choix de la politique économique et sociale, qu’elle soit sectorielle ou régionale, d’investissement ou de soutien, de croissance ou encore de lutte contre la pauvreté. Une politique fiscale au service de l’économie doit permettre de collecter des ressources suffisantes pour assurer un fonctionnement normal des institutions de la République, permettre à l’Etat de consacrer une enveloppe significative à l’investissement dans les infrastructures publiques, asseoir une politique sociale efficace à travers les transferts sociaux, et enfin, favoriser la création de richesse tout en assurant une meilleure redistribution.
La politique fiscale ne fait pas une politique économique, elle n’est qu’un outil au service d’une vision économique qui, elle, détermine les principaux choix de la politique économique et sociale, qu’elle soit sectorielle ou régionale, d’investissement ou de soutien, de croissance ou encore de lutte contre la pauvreté.
Elle doit en outre consacrer une plus grande justice et une solidarité entre les contribuables personnes physiques et une plus grande cohérence entre la fiscalité du travail et celle du capital. Sans oublier que l’efficacité en matière fiscale est aussi liée à la qualité et à la gouvernance des institutions et en particulier à la transparence de la gestion publique, qui permet de créer un cadre de confiance avec le contribuable quant à l’allocation des ressources fiscales.
L’impôt sur les revenus des personnes physiques
L’impôt sur les revenus de personnes physiques en Tunisie représente à lui seul près du tiers des recettes fiscales contre un quart pour les recettes issues de la TVA. Si l’on compare les impôts directs et indirects, on peut constater que les deux principales sources de recettes des impôts directs, à savoir l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les bénéfices, pèsent près de 43% des recettes fiscales, tandis que les deux principales sources d’impôts indirects (TVA et droits de consommation) représentent environ 38% du total des recettes fiscales, (source : ministère des finances 2021). Ces derniers, affectant fortement les ménages les plus pauvres, consacrent l’injustice fiscale.
D’autre part, au niveau des impôts directs, le poids de l’impôt sur les plus faibles revenus consacre une seconde injustice qui transparaît dans l’analyse du barème. La révision du barème est donc une nécessité à laquelle j’appelle depuis plusieurs années. Toutefois, cela doit se faire dans le cadre d’une approche globale visant à améliorer de manière conséquente les revenus des classes inférieures et moyennes (jusqu’à 60 000 dinars de revenus annuels), en contrepartie d’une augmentation d’impôts pour les classes supérieures, tout en accompagnant cela d’un abandon du système actuel de compensation de certains produits de consommation et d’une généralisation de l’impôt pour inclure tous ceux qui échappent aujourd’hui à la contribution à l’effort national.
Il serait trop long d’exposer ici la question du système de compensation, je me contenterai de dire que ce système, tel qu’il est appliqué, est un système volatil et non maîtrisable, profondément injuste, économiquement inefficace et favorisant des habitudes de consommation néfastes pour la santé. Que faut-il de plus pour définitivement s’accorder sur un fait clair, celui que ce système doit être abandonné ? Peut-être rappeler qu’en économie, l’augmentation de l’offre est le seul moyen efficace pour maîtriser les prix et les orienter à la baisse.
Au niveau des impôts directs, le poids de l’impôt sur les plus faibles revenus consacre une seconde injustice qui transparaît dans l’analyse du barème. La révision du barème est donc une nécessité à laquelle j’appelle depuis plusieurs années.
Sur le plan politique, tout programme qui vise à réformer l’économie tunisienne doit avoir comme objectif d’améliorer les revenus des populations pour, in fine, permettre d’éviter la pauvreté au plus grand nombre et de consacrer la dignité pour tous, en s’évitant un tel système. La réforme du système, vaste chantier, passe en partie par la réforme de la fiscalité sur les revenus les plus faibles, mais aussi par celle de la fiscalité directe et indirecte sur les produits concernés. Tout en réservant d’une part la subvention à la production, par l’incitation à la production, et de l’autre aux plus précaires (revenu minimum versé à environ un million de familles).
L’impôt sur les bénéfices des sociétés
La révision de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, tel que proposé, est une disposition qui va à l’encontre de tous les principes de la philosophie fiscale, généralement admis dans le monde. En effet, comment peut-on imaginer des taux d’imposition en fonction du chiffre d’affaires, alors que le rapport entre le revenu d’une entreprise et sa marge est conditionné par la valeur ajoutée créée et que celle-ci dépend d’un ensemble de facteurs et est donc variable selon les secteurs ? Initialement, la révision de l’impôt sur les sociétés de 25% à 15% (même si cela s’est accompagné d’une augmentation du taux d’imposition de l’export de 10% à 15%) avait deux objectifs : le premier, la simplification par la suppression de la dichotomie entre bénéfice local et bénéfice export et le second, une incitation pour limiter la fraude fiscale.
Or, ce dernier aurait nécessité des ressources dont l’administration fiscale ne dispose ni en nombre (contrôleurs, ordinateurs, véhicules…), ni en qualité (formation, système d’information…). C’est donc par là qu’il aurait fallu commencer : mettre en place les moyens de contrôle, engager le processus d’identification et d’intégration des fraudeurs, élargir l’assiette pour ensuite procéder à une révision des taux, pour plus de simplification et d’incitation.
Nous avons commencé par la fin sans garantir l’essentiel, pour finalement annuler une disposition qui pouvait avoir un sens si elle avait été appliquée correctement, dans le cadre d’une approche plus globale. Une approche plus globale qui permettrait en outre de traiter de questions telles que les niches et les avantages fiscaux d’une part, mais aussi la fraude fiscale et le secteur informel à plus grande échelle. A défaut, on aura renoncé à la simplification en multipliant les taux applicables, et plus encore, on aggrave l’injustice avec le risque d’encourager la fraude fiscale.
Nous avons commencé par la fin sans garantir l’essentiel, pour finalement annuler une disposition qui pouvait avoir un sens si elle avait été appliquée correctement, dans le cadre d’une approche plus globale. Une approche plus globale qui permettrait en outre de traiter de questions telles que les niches et les avantages fiscaux d’une part, mais aussi la fraude fiscale et le secteur informel à plus grande échelle.
Les avantages fiscaux sont estimés à plus de 4,7 milliards de dinars par an (donnée 2021). Ils bénéficient majoritairement aux grandes entre de dire ici que ce manque à gagner serait plus utile s’il était investi massivement dans la logistique, le transport ou encore l’éducation et la formation pour assurer une meilleure compétitivité de nos entreprises. Ces avantages sont consentis à quelques entreprises étrangères ou locales, alors que leur allocation dans ces secteurs stratégiques pour l’économie bénéficierait à l’ensemble du tissu économique et aux citoyens. Imaginons une seconde ce que permettrait un investissement supplémentaire de 4 ou 5 milliards de dinars par an dans ces secteurs, sur une période de dix ans.
C’est la différence entre une approche financière et une approche économique de la fiscalité et de l’incitation à l’investissement. En outre, la fiscalité tunisienne offre des avantages spécifiques aux entreprises off shore (détenues à plus de 66% par des capitaux étrangers). Des avantages, dont certains sont uniques au monde, tels que l’exonération d’impôts durant les premières années, l’exonération des charges patronales, la non-obligation de rapatrier le produit de leurs ventes en devises, sans compter qu’elles sont rarement soumises au contrôle des prix de transfert dans les opérations réalisées avec leur société mère, ce qui leur offre l’opportunité de transférer la plus grande partie de leurs bénéfices dans le pays d’origine et de minimiser leurs bénéfices en Tunisie et donc leurs impôts.
La fraude fiscale concerne le secteur informel, mais aussi une partie non négligeable des bénéfices commerciaux et industriels et des bénéfices non commerciaux du secteur formel. Au total, sur ces deux catégories de revenus (représentant près de 160 000 contribuables), 40% sont en défaut de déclaration et 90% des déclarants sont au minimum d’impôt. Si l’on considère l’ensemble des contribuables (hors salariés), 46% sont en défaut de déclaration et seulement 24% déclarent des bénéfices imposables.
La fraude fiscale concerne le secteur informel, mais aussi une partie non négligeable des bénéfices commerciaux et industriels et des bénéfices non commerciaux du secteur formel. Au total, sur ces deux catégories de revenus (représentant près de 160 000 contribuables), 40% sont en défaut de déclaration et 90% des déclarants sont au minimum d’impôt
Il y a peu de données fiables sur l’évasion fiscale en Tunisie. Toutefois, le ministère des Finances l’a estimée en 2021 à 25 milliards de dinars par an. Il est bien entendu illusoire de récupérer la totalité de ce montant de manière immédiate, mais des objectifs ambitieux peuvent être fixés et atteints sur le moyen terme à travers une réforme de la fiscalité et une modernisation de l’administration fiscale. Un taux « acceptable » de la fraude fiscale serait de l’ordre de 5% du PIB et/ou de 2/3 du total des recettes d’impôts sur le revenu et sur les bénéfices des sociétés (données de la fraude fiscale en France, pays qui dispose d’une loi fiscale qui couvre l’ensemble des contribuables sur la base d’un régime réel des revenus et des bénéfices et qui s’appuie sur une administration moderne et outillée pour les contrôles).
Une telle performance permettrait de réduire la fraude fiscale à un total de 3 à 6 milliards de dinars, ce qui voudrait dire que l’on pourrait raisonnablement récupérer quelque 25 milliards de dinars annuellement, moyennant une réforme ambitieuse et progressive étalée sur une période de trois à cinq ans, pour atteindre une performance satisfaisante. Ce montant est tout simplement colossal ! La question à se poser est : jusqu’à quand allons-nous accepter ces dérives et laisser échapper ce manque à gagner, entre avantages fiscaux et fraude fiscale ?
Ce chiffre est à mettre en perspective des 28 milliards de dinars de nouvelles dettes, dont 22 milliards sur le marché intérieur, prévues au budget 2025, qui auront nécessairement un impact sur la capacité de finance- ment de l’économie réelle. S’il y a un investissement majeur et essentiel à faire pour redresser le pays, il porterait sur le recrutement et la formation de deux à trois mille nouveaux agents de contrôle, disposant des moyens logistiques et opérationnels nécessaires pour quadriller le pays et mener le combat contre la fraude.
Travail et capital, un impôt plus juste
Je vais me contenter d’énumérer ici plusieurs incohérences de taille, pour des impôts de même nature, dans le système fiscal tunisien, pour démontrer qu’il n’y a aucune ligne directrice qui détermine le traitement des revenus et leur taxation, et donc une absence de lisibilité sur la volonté politique d’encourager un secteur au détriment d’un autre. Les revenus locatifs issus d’un investissement immobilier sont soumis à l’impôt sur le revenu qui peut donc atteindre 35%, et peut-être 40% en 2025, alors que les revenus issus de l’investissement productif (dividendes) sont soumis à un impôt libératoire de 10%. Ce qui pourrait laisser penser qu’on cherche à avantager l’investissement mobilier au détriment de l’investissement immobilier. Soit, cela peut être un choix défendable.
Pourtant, à l’inverse, pour les plus-values de cession, celles relatives à l’investissement immobilier sont calculées avec une actualisation annuelle (en dinars constants), alors que celles relatives à l’investissement mobilier ne sont pas actualisées et sont calculées en dinars courants.
Pour les plus-values de cession, celles relatives à l’investissement immobilier sont calculées avec une actualisation annuelle (en dinars constants), alors que celles relatives à l’investissement mobilier ne sont pas actualisées et sont calculées en dinars courants.
D’autre part, on constatera que l’intéressement prélevé sur les bénéfices et distribué aux salariés est considéré là encore comme un revenu assujetti à l’IRPP selon le barème, alors que servi aux actionnaires, sous forme de dividendes, il est soumis à un impôt libératoire de 10% seulement. Pourtant, l’intéressement défiscalisé des salariés aux bénéfices de l’entreprise serait un bon moyen d’améliorer le revenu des salariés tout en les incitant à une plus grande productivité.
Y a-t-il volonté d’encourager l’investissement immobilier au détriment de l’investissement productif ? Ou de favoriser les dividendes des actionnaires au détriment de l’intéressement des salariés aux résultats de leur entreprise ? Je ne crois pas que la décision soit faite en fonction de tels choix politiques ou sociaux, mais plutôt pour maximiser les montants collectés sans une philosophie directrice garantissant la cohérence et la justice fiscale.
Une politique fiscale au service de la politique économique et sociale
En l’absence d’une politique économique intégrant une série de réformes de l’appareil public de l’Etat, de l’administration et des entreprises publiques, de la politique régionale et de développement, des stratégies industrielles et de l’investissement, de l’éducation et de la formation, la politique fiscale ne peut être que répressive et instable. Elle n’a plus qu’un seul objectif, celui de maximiser les ressources, au détriment d’objectifs économiques de long terme.
La politique fiscale doit accompagner une vision économique, elle doit être juste, globale et cohérente, mais aussi incitative pour encourager l’investisseur à prendre plus de risques dans le développement de ses activités, dans la transparence. La politique fiscale doit s’accompagner d’une gestion budgétaire rigoureuse et transparente. Comprendre ici l’adoption immédiate des normes IPSAS, car l’administration ne peut demander aux contribuables ce qu’elle n’exige pas d’elle-même. La comptabilité d’engagements doit remplacer la comptabilité de décaissements, pour plus de rigueur et de transparence dans le suivi de l’exécution du budget.
La politique fiscale doit accompagner une vision économique, elle doit être juste, globale et cohérente, mais aussi incitative pour encourager l’investisseur à prendre plus de risques dans le développement de ses activités, dans la transparence. La politique fiscale doit s’accompagner d’une gestion budgétaire rigoureuse et transparente.
La fiscalité tunisienne nécessite d’être révisée pour tenir compte de ces objectifs et en même temps simplifiée, pour être mieux comprise, acceptée et appliquée par l’ensemble des contribuables.
Elle doit être généralisée pour inclure petit à petit toutes les catégories de revenus et en particulier pour réduire de manière significative le poids du secteur informel, dont certaines activités pourraient être sou- mises, par simplification, à un impôt allégé de 10% sur un résultat brut (différence entre recettes et dépenses), comme cela est le cas pour les revenus agricoles par exemple.
Outre la simplification, il conviendrait de doter les services fiscaux de moyens plus importants et plus modernes en matière de contrôle, tout en s’appuyant sur une nouvelle génération de contrôleurs, mieux formés et plus au service des contribuables. En effet, l’administration fiscale ne doit plus être seulement un outil de répression (même si celle-ci est nécessaire), mais une administration républicaine au service du citoyen, plus encline à conseiller, orienter et vulgariser pour faire de la politique fiscale un outil économique en faveur de plus de solidarité, d’intégration et de production.
L’administration fiscale ne doit plus être seulement un outil de répression (même si celle-ci est nécessaire), mais une administration républicaine au service du citoyen, plus encline à conseiller, orienter et vulgariser pour faire de la politique fiscale un outil économique en faveur de plus de solidarité, d’intégration et de production.
Cet article est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin, spécial Finance octobre 2024 n 905