Durant la deuxième semaine de septembre 2024, Mario Draghi, ancien Premier ministre italien et ancien président de la Banque centrale européenne, a présenté à la Commission européenne un rapport intitulé «The Future of European Competitiveness : A Competitiveness Strategy for Europe » ou «L’avenir de la compétitivité de l’Europe : une stratégie pour renforcer la compétitivité européenne ».
Le rapport met en garde contre le ralentissement de la productivité de l’Union européenne (UE) et son incapacité à se positionner comme un bloc compétitif, capable de faire face aux nouveaux défis mondiaux. Ces défis incluent l’instabilité sécuritaire, le réchauffement climatique, ainsi que l’émergence de nouvelles puissances gagnant en influence économique et géopolitique. Parmi ces risques, le plus préoccupant reste l’élargissement du fossé de productivité par rapport aux États-Unis. Étant donné que ce rapport propose de nouvelles orientations pour l’UE, il est crucial d’analyser ses conclusions afin d’évaluer notre positionnement. Cet appel à un repositionnement de l’UE sur la scène internationale, émanant d’une institution aussi stratégique dans le contexte européen et porté par une figure aussi emblématique que « Super Mario », devrait faire l’objet d’une analyse approfondie par les faiseurs d’opinion ainsi que par les institutions stratégiques de l’État tunisien. Nous reviendrons sur les points clés de ce rapport, en exposant les nouvelles orientations qu’il propose, avant d’identifier les impacts potentiels sur la région, et plus particulièrement sur la Tunisie.
Un renversement des tendances économiques
Le rapport débute en constatant que le continent, autrefois reconnu pour sa capacité à redistribuer la richesse au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et à atteindre un niveau significatif d’inclusion économique, de développement humain, ainsi que de réduction des inégalités, se trouve aujourd’hui dans une dynamique inversée depuis le début des années 2000. Le ralentissement de la croissance de l’Union européenne est confronté à la montée en puissance historique de la Chine et à la relative résilience de l’économie américaine. L’écart de PIB (en prix constants de 2015) entre l’UE et les États-Unis est passé de 15% en 2002 à 30% en 2023. Cette tendance contribue à expliquer la domination croissante des États-Unis sur l’Europe en matière de prise de décision mondiale et le rééquilibrage des rapports de force en leur faveur, illustrant l’incapacité de l’UE à peser de manière significative sur les grandes questions internationales
Trois transformations auxquelles est confrontée l’UE
Dans ce contexte de ralentissement et de perte de compétitivité, l’UE devra faire face à trois grandes transformations : i) l’innovation, ainsi que la recherche de nouveaux moteurs de croissance, ii) la hausse des coûts énergétiques, accentuée par l’obligation de décarbonisation de l’économie, et enfin, iii) l’instabilité géopolitique dans un monde de plus en plus interdépendant.
1-Innovation tronquée
Le rapport identifie deux obstacles majeurs à l’innovation et à la productivité de l’UE. Le premier provient de la montée en puissance des entreprises chinoises. Au début des années 2000, dans les différents secteurs d’exportation, seulement 25% des concurrents directs de l’UE étaient chinois. Aujourd’hui, ce chiffre atteint 40%, réduisant ainsi la demande étrangère autrefois destinée à l’UE.
Le second obstacle est l’incapacité de l’UE à se positionner dans les secteurs des technologies avancées, qui façonnent l’avenir des économies. Le rapport souligne qu’entre 2013 et 2023, parmi les plus grandes entreprises technologiques mondiales, seulement quatre sont européennes. Leur part dans le revenu global est passée de 22% à 18%, tandis que celle des entreprises technologiques américaines est passée de 30% à 38%.
2-Equation décarbonisation et hausse des prix énergétiques
Suite à la guerre russo-ukrainienne, le secteur énergétique européen s’est transformé de manière irréversible (terme employé dans le rapport). Cela résulte principalement de la perte des gazoducs de gaz naturel. Les entreprises européennes se retrouvent confrontées à une augmentation du coût de l’électricité, qui est deux à trois fois supérieure à celle subie par les entreprises américaines. Dans ce même contexte, bien que l’UE soit déterminée à atteindre ses objectifs de décarbonisation, les technologies nécessaires pour y parvenir sont largement maîtrisées par la Chine, notamment dans le domaine des véhicules hybrides. La Chine parvient à combiner une batterie de politiques industrielles, une capacité d’innovation exponentielle, un contrôle des matières premières et une production à une échelle mondiale.
3-Instabilité géopolitique et dépendance
En raison de l’interdépendance stratégique entre les grandes puissances économiques, toute instabilité géopolitique ou sécuritaire entraîne des coûts bien plus élevés. Ainsi, les grandes nations industrielles cherchent de plus en plus à construire leur propre autonomie stratégique et à réduire les risques de dépendance. Les États-Unis, par exemple, investissent massivement dans leur capacité à produire des semi[1]conducteurs et des technologies propres, tandis que la Chine se concentre de plus en plus sur la sécurisation de ses matières premières. Cette dynamique a entraîné une montée du protectionnisme à un niveau significatif, remettant en question les dis[1]cours libéraux traditionnels.
A quelle réponse prétend la Commission européenne ?
La réponse de l’Europe, selon les recommandations du rapport, doit se concentrer sur trois secteurs principaux. Le premier axe consiste à rattraper son retard en matière d’innovation. Cela nécessitera une mobilisation technologique et scientifique, avec pour objectif d’améliorer le processus allant de l’innovation à la commercialisation.
Le deuxième axe vise à saisir les opportunités industrielles liées à la transition vers une économie décarbonisée. Cela implique de soutenir les secteurs où la production est la moins polluante et où les nouvelles technologies de décarbonisation peuvent être facilement adoptées.
Le troisième point, qui concerne presque directement notre région, repose sur la création d’une Union européenne plus « indépendante et sécurisée ». Cette indépendance concerne principalement les échanges commerciaux et les technologies avancées. Pour concrétiser cette vision, le rapport insiste sur l’importance de construire des partenariats industriels avec des nations «riches en ressources ». De plus, l’Europe doit sécuriser sa capacité de production dans les industries stratégiques, notamment dans le domaine de la défense.
Que faut-il retenir pour la Tunisie ?
1-L’Occident, en tant qu’espace géopolitique, n’est pas aussi homogène qu’il en a l’air
La première conclusion à tirer est que la segmentation des espaces économiques internationaux en «Est vs Ouest » (l’Est étant principalement représenté par la Chine et les puissances émergentes asiatiques, et l’Ouest par l’Union européenne et les États-Unis) est très superficielle. En réalité, cet «Ouest » n’est pas aussi homogène qu’il y paraît.
Bien que les questions militaires et sécuritaires témoignent d’un certain alignement, le domaine économique et commercial révèle des divergences importantes. Ce déséquilibre économique en faveur des États Unis et l’affaiblissement relatif de l’UE expliquent l’incapacité du Vieux Continent à jouer pleinement son rôle de « contrepoids » dans les affaires géopolitiques internationales.
Il est important de rappeler qu’au début des années 2000, l’Europe, notamment la France et l’Allemagne, adoptait des positions souvent divergentes de celles des États-Unis sur les conflits majeurs de l’époque (comme la guerre en Irak ou le conflit israélo-palestinien). Ces pays pouvaient alors tenir tête aux administrations américaines. Toutefois, ces dernières années, l’Europe s’est retrouvée dans une position plus auxiliaire vis-à-vis de l’Amérique, notamment en matière de géopolitique.
Il s’agit d’un extrait d’une analyse de Ghassen Genouiz, analyste en IT Asset Management qui est disponible dans le spécial Finance du mois d’octobre 2024 du Mag de l’Economiste Maghrébin