Le marché financier tunisien devrait être un levier important pour le financement de l’économie nationale, sauf que sa contribution réelle demeure peu signifiante eu égard à ce que représentent sa taille et la capitalisation boursière par rapport au PIB du pays ou par rapport aux levées de fonds réalisées sur le compartiment actions ou obligations de la Bourse durant ces 20 dernières années. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’il recèle toujours un fort potentiel qui peut contribuer à la dynamisation de notre économie et accomplir un rôle beaucoup plus remarquable. Ce potentiel se manifeste à travers plusieurs mécanismes existants et d’autres à proposer, dont notamment : le marché alternatif, le capital-investissement, les emprunts obligataires émis par les entreprises publiques ou privées, la dette souveraine, les IPO obligatoires, l’économie durable.
Le nouveau marché alternatif : Un mécanisme adéquat pour la croissance accélérée des entreprises
Le marché alternatif est un compartiment de la cote de la Bourse qui a pour objet de faciliter le financement de sociétés anonymes ayant généralement un faible niveau de maturité et des ressources limitées. Il s’agit typiquement de sociétés ayant un important potentiel de développement, mais sont à court de moyens financiers nécessaires pour le concrétiser.
Le marché Alternatif se distingue par rapport au marché principal par un certain nombre d’avantages et spécificités dont notamment les points suivants :
Un important avantage fiscal pour la société
Dans le but de faciliter le financement de ces PMEs à travers ce marché, le législateur a, via la loi de finances 2020, instauré un important avantage fiscal. Celui-ci permet aux sociétés (dont le taux d’I/S <= 25%) de déduire une quote-part des bénéfices d’exploitation et exceptionnels des quatre premières années qui suivent l’admission à hauteur de :
100% pour la 1ère année ;
75% pour la 2ème année ;
50% pour la 3ème année ;
25% pour la 4ème année.
Un marché dédié aux investisseurs avertis Etant donné le niveau de risque généralement élevé pour ces entreprises (comparativement aux sociétés matures), la levée de fonds doit se faire exclusivement auprès d’investisseurs avertis, vu que ceux-ci sont rompus aux techniques d’évaluation des instruments financiers et d’appréciation du risque lié à l’investissement. Parmi la liste d’investisseurs avertis tels que énumérés par la réglementation, il y a lieu de citer les SICARs, les FCPRs, les SICAFs, les compagnies d’assurance, les banques, l’Office national des Postes, les sociétés de gestion de portefeuilles, les caisses de retraite et de maladie, la Caisse des dépôts et Consignations (CDC), les personnes morales ayant une certaine taille (chiffre d’affaires, total bilan et effectif) et les personnes physiques justifiant de certaines conditions (expérience dans le marché financier et porte- feuille titres géré/détenu).
Faut-il à ce titre signaler que la condition d’investisseurs avertis est exigée aussi bien lors de l’introduction en Bourse (IPO) qu’au marché secondaire (les transactions en Bourse).
Des conditions d’admission allégées
Aussi, en vue de faciliter l’accès des sociétés candidates à ce compartiment, les conditions d’admission ont été assouplies comparativement au marché principal, ainsi qu’à l’ancien marché alternatif. A titre indicatif, le nombre d’investisseurs souscripteurs à l’offre lors de l’introduction en Bourse peut être limité à un seul investisseur au lieu de 100 exigés pour l’ancien marché alternatif.
Etant rappelé que l’offre doit porter au moins sur un montant de 1,0 MD s’il s’agit d’une augmentation de capital. En revanche si l’introduction est à travers une cession, celle-ci doit être réalisée exclusivement par des SICARs, FCPRs ou fonds d’amorçage. De plus, le règlement du CMF relatif à l’Appel public à l’épargne a adopté un nouveau modèle de prospectus d’admission spécifique au marché alternatif. Celui-ci a également été très allégé par rap- port à l’ancienne version du prospectus.
Des coûts moindres
Toujours dans l’esprit d’encourager les PMEs à lever des capitaux à travers ce compartiment, la Bourse a dispensé les sociétés candidates de payer la commission d’admission. Tunisie clearing a pour sa part offert une tarification forfaitaire très avantageuse par rapport à la tarification habituelle.
Le marché principal en ligne de mire
Le marché alternatif peut constituer une étape d’acclimatation par rapport aux exigences légales et réglementaires du marché financier, dont notamment la divulgation régulière de l’information financière.
Après avoir passé quelques années sur le marché alternatif, la société peut demander son passage au marché principal si elle répond aux conditions requises.
Marché alternatif : taillé sur mesure pour le capital-investissement
Le financement par le capital-investissement est sollicité par des entreprises qui ont besoin de capitaux pour financer les diverses phases de leur développement.
En Tunisie, les opérations financées par le capital investissement en 2023 se sont établies à 426 MDT, dont 78,8% réalisés par les SICARs (336 MDT) et 20% par les FCPRs (85 MDT). Concernant les formes de financement utilisées en 2023, les participations en capital dominent avec 91,6% du total des investissements de l’année, suivies des comptes courants associés avec 7,2% et les obligations convertibles en actions avec 1,3%. Concernant la sortie, elle constitue la préoccupation majeure pour le capital-investissement. En effet, celui-ci doit trouver un nouvel actionnaire (repreneur) avec un prix qui lui permet de réaliser la plus-value initialement escomptée.
Répartition des sorties par secteur
Dans notre marché, la rétrocession du capital au promoteur représente 86% des sorties, alors qu’en Europe ce type de sortie est de l’ordre de 21%. Quant à la sortie via le marché boursier tunisien, elle est marginale (3,9%), comparativement à l’Europe qui est aux alentours de 15% des réalisations.
Le marché alternatif peut jouer un rôle direct en tant que porte de sortie du capital-investissement, et servir également de référence lors de la détermination du prix de cession d’autres sociétés comparables.
Ainsi, vu les avantages qu’offre le nouveau marché alternatif aux sociétés candidates d’une part, et les possibilités qu’il présente au capital-investissement pour réaliser ses sorties, il peut constituer un important véhicule pour des opérations de levée de fonds ou de cession.
A l’instar de l’emprunt national, pourquoi pas des émissions obligataires par les entreprises publiques
En 2023, l’Emprunt national a réussi à lever un montant de 3 799 MD, avec un taux de réponse global de 136%, contre un montant de 2800 MD initialement prévu. Les souscriptions ont été principalement portées par les intermédiaires en Bourse à hauteur de 77% et les banques à hauteur de 23%.
En 2024, l’Etat a budgétisé un montant de 2 870 MD de financement à travers l’Emprunt national. Ainsi, le trésor a réussi à lever lors des trois premières tranches 3 754,1 MD, soit un taux d’exécution de 131% du montant programmé sur toute l’année 2024. Les souscriptions ont également été portées par les intermédiaires en Bourse pour 63% et les banques pour 37%.
Ces chiffres témoignent de la capacité des acteurs du marché financier à mobiliser les capitaux nécessaires pour le financement de l’économie tunisienne.
Dans le même sens, et pour certaines entreprises publiques qui présentent des fragilités structurelles ou conjoncturelles, nécessitant des levées de fonds de restructuration ou d’investissement, elles peuvent obtenir la confiance des investisseurs en proposant un plan de restructuration viable et émettre des emprunts obligataires afin d’assurer le financement de ce plan.
Pour les investisseurs, ces obligations présentent un potentiel de rendement au moins aussi intéressant que celui des obligations émises par l’État. Les fonds levés par ces entreprises devraient permettre de rétablir leurs assises financières, d’assurer leur pérennité et de dynamiser l’économie nationale, tout en allégeant un recours pesant sur le budget de l’Etat.
Les introductions en Bourse forcées, un remède à plusieurs maux
Dans certaines juridictions, les sociétés dépassant un certain nombre d’actionnaires sont obligées d’entrer en Bourse. Cela garantit que les informations financières de l’entreprise sont accessibles à un public plus large, réduit le risque d’activités frauduleuses, renforce la confiance des investisseurs et ouvre de nouvelles opportunités d’investissement. Les introductions en Bourse forcées peuvent avoir des impacts positifs sur les entreprises concernées dont on peut citer:
1.Accroître la transparence de l’activité d’une entreprise étant don- né que ces entreprises sont tenues par la loi de divulguer régulièrement leurs informations financières (indicateurs d’activité, états financiers, les opérations sur titres, business plan,…).
2.Améliorer la visibilité et la crédibilité de l’entreprise, ce qui peut contribuer à attirer des clients et des partenaires commerciaux, et assoir une nouvelle notoriété.
3.Encourager les investissements étrangers: cela peut être particulièrement important pour les marchés émergents, où les investissements étrangers sont souvent à la recherche d’un investissement rentable avec un ticket de placement important.
4.Anticiper d’éventuels risques systémiques induits par des ni- veaux élevés d’endettement, ou par le business model basé sur un écosystème impliquant des parties prenantes très nombreuses sou- vent d’utilité publique.
A titre d’exemple, aux Etats-Unis, la réglementation impose à une entreprise privée de s’introduire en Bourse dès lors qu’elle satisfait aux deux conditions suivantes :
1.Avoir des actifs évalués à plus de 10 millions de dollars ;
et 2.Le nombre des actionnaires dépasse 500.
Exemples d’introductions en Bourse forcées :
La société ALPHABET
En 2004, la société Alphabet, encore connue sous le nom de Google, a fait l’objet d’une introduction en Bourse forcée. Cette introduction qui portait sur un montant de 1,2 milliard de $ n’était pas volontaire parce que ses actionnaires n’avaient pas besoin de lever des fonds. Néanmoins, vu que le nombre des actionnaires n’a pu être maintenu en dessous de 500, la société s’est retrouvée dans l’obligation de s’introduire en Bourse.
L’introduction en Bourse de Facebook a eu lieu en 2012. Il s’agissait d’une introduction en Bourse forcée qui portait sur une mon- tant de 100 milliards de dollars. L’entreprise aurait préféré rester privée, n’eût été le nombre d’actionnaires qui a dépassé la limite de 500 et a par conséquent contraint le management à introduire leur entreprise en Bourse.
La société Alibaba
L’entreprise chinoise spécialisée dans le commerce en ligne a été introduite à la Bourse Américain NASDAQ en 2014. Cette introduction d’un montant levé 25 milliard de $ n’était pas volontaire mais également forcée.
Liste indicative de pays ayant adopté l’Introduction en Bourse forcée
Ainsi, à l’image des pays ci-dessus, la place financière tunisienne peut s’inspirer des réglementations existantes en matière d’IPO forcée et proposer des conditions adaptées à notre contexte économique.
D’ailleurs, l’article 7 de la circulaire de la BCT n°91-24 réserve un traitement de faveur aux sociétés cotées en Bourse dans le sens où celles-ci sont exemptées d’être notées par une agence de rating même si leurs engagements auprès du système financier dépasse les 25 MD.
L’économie durable, plus que jamais nos investissements doivent être responsables.
Il fut un temps où la RSE était un must, des notions conceptuelles, déclaratives et volontaires.
Maintenant, la donne a totalement changé ; les critères sont devenus mesurables, et des réglementations universelles ou régionales sont venues s’ajouter aux autres challenges auxquels fait face l’acteur économique dans son quotidien. En un mot, il y va de sa compétitivité et par ricochet de sa pérennité.
Malgré cette pression imminente, et déjà palpable, et malgré la mise en place d’un cadre réglementaire pour l’émission de green bonds, un guide de reporting ESG, des programmes d’accompagnement des sociétés cotées, aucune émission verte n’a encore été lancée.
Je profite des colonnes de ce magazine pour appeler les établissements financiers tunisiens à entamer l’exercice d’émission de green bonds destinés à refinancer des investissements durables, en attendant qu’un nouveau texte vienne cadrer cette activité.
Par Bilel Sahnoun Directeur général de la Bourse de Tunis
Cette lecture analytique est disponible dans le Spécial Finance du mag de l’Economiste Maghrébin n 905 ( octobre 2024)