Qu’on parle de projets structurants ou de croissance économique en général, le mot d’ordre, c’est l’investissement. Pour M. Mohsen Hassan, avec un taux d’investissement national de 15%, difficile de déplacer les montagnes. Pour y remédier, comme il le précise, il faudra d’abord instaurer un climat d’affaires propice et en la matière, il reste beaucoup à faire. Comment y arriver ? C’est ce que va nous expliquer l’expert en finance et ancien ministre du Commerce lors de cette interview. Une occasion aussi pour revenir sur l’actualité, notamment le PLF 2025, l’indépendance de la BCT et le déficit courant.
Vous avez déclaré dernièrement qu’il n’y a que les grands projets qui peuvent garantir des milliers de postes d’emploi. Précisément, on veut vous interroger sur les projets structurants, sur l’importance de ces projets dans une économie, l’économie tunisienne en l’occurrence. Pourquoi, à votre avis, ça bloque sur le sujet ?
Il est évident que les projets structurants sont d’une importance capitale dans une économie et dans l’économie tunisienne en particulier. L’avantage ou l’intérêt économique d’un tel choix trouve son explication dans la création des emplois directs et indirects pour le développement d’un tissu industriel autour des projets structurants. Il est temps que le gouvernement mette en place une stratégie afin d’accélérer l’implémentation de ces projets. Cette stratégie doit reposer d’abord sur la levée des contraintes au niveau des procédures administratives. Ceci n’est possible qu’à travers une amélioration du cadre législatif, notamment en ce qui concerne le problème foncier. Il y a aussi la question de la réglementation bancaire et du financement bancaire.
Aujourd’hui, je pense que l’industrie bancaire n’encourage pas et ne motive pas le financement de grands projets, elle
en est même très loin. Avec un taux directeur de 8%, des taux d’intérêt qui ne cessent d’augmenter, les projets structurants n’ont plus accès au financement. Le système bancaire préfère allouer ses ressources au financement du budget de l’État plutôt que pour ce genre de projet. Les projets structurants publics ont besoin de fonds et tout le monde connait les problèmes du pays au niveau des finances publiques. Nos moyens sont limités.
Pour donner un exemple, le budget de l’État 2025 n’a prévu que 5,4 milliards de dinars pour l’investissement public. C’est pratiquement 7% des dépenses de l’État. C’est trop peu pour financer des projets structurants. D’un autre côté, le PPP (partenariat public-privé) n’a pas encore joué son rôle en la matière. Il est temps de revoir son cadre juridique, cela doit être une priorité pour le gouvernement. Il est temps de développer cette voie pour le financement des projets structurants. C’est une question structurelle. Il faut une vision qui recommande et qui exige même le développement du PPP comme instrument, comme levier, pour le développement de l’investissement. D’autant qu’il y a un blocage au niveau de l’investissement privé. Fin 2023, le taux d’investissement a atteint 15,6%. C’est un taux qui reflète bien l’environnement des affaires en Tunisie. Il faut dire, toutefois, que dernièrement, un intérêt certain
de la part du gouvernement s’est manifesté pour ce genre de projets. Des conseils ministériels consacrés à ce sujet ont été tenus, et ils ont abouti à la création d’un comité pour accélérer l’implémentation des projets structurants. Et c’est tant mieux.
Selon vous, quels sont les projets structurants prioritaires aujourd’hui en Tunisie ?
Je commencerais par le dossier que je connais pour avoir dirigé le ministère du Commerce. Aujourd’hui, la mise à niveau des circuits de distribution est une priorité pour le pays. Je pense que l’État doit créer un réseau de marchés de production et de marchés de gros. Ce sont des projets structurants qui permettent d’assurer la fluidité qu’il faut au niveau du circuit de distribution. Il y a aussi la transition énergétique, où d’autres projets peuvent être envisagés. Sur les 15 milliards de dinars de déficit commercial, plus de 9 milliards proviennent de l’énergie. L’investissement dans la transition énergétique est donc indispensable. Il y a aussi l’investissement dans la logistique. Je citerais le port en eau profonde d’Enfidha. Il est, à mon sens, impératif que l’Etat investisse, en partenariat avec le privé, pour la réalisation de ce port. Dans le même cadre, on peut parler du transport public. On ne peut avancer sans un secteur de transport efficace. Pourquoi ne pas penser à la réalisation d’un grand aéroport ? Nous avons pour cela des réserves foncières énormes. Il ne faut pas aussi oublier le réseau routier, notamment les autoroutes. Il faut penser à des autoroutes transversales pour désenclaver les régions intérieures. On peut penser aussi à ces grands projets urbains, comme celui de « Sama Dubaï », par exemple. Ce sont ces grands projets qui créent l’emploi et changent la face du pays. D’ailleurs, c’est un fait, la baisse de la croissance ces dernières années est due en grande partie au ralentissement qu’a connu le secteur du bâtiment, de la construction, de l’immobilier d’une façon générale. Les grands projets immobiliers jouent un rôle très important. Ils ont un effet d’entraînement sur les petits métiers, c’est là où se trouve la plus grande niche d’emplois.
Cela permettra aussi de faire de Tunis une capitale méditerranéenne, comme Barcelone, Marseille ou Alexandrie.
Oui, et on en a besoin. En plus de l’effet économique, il y a l’effet psychologique, l’effet d’annonce, l’image qu’on donne au monde, l’image d’une capitale prospère. C’est ce qui attire les investisseurs étrangers. Il y a lieu aussi de construire des hubs universitaires et sanitaires. On peut les réaliser en collaboration avec le PPP, dans le cadre d’une stratégie nationale des projets structurants. Tout cela pour dire que les projets à réaliser ne manquent pas.
On va profiter de votre présence pour revenir un petit peu sur le projet de loi de finances 2025. Une lecture générale.
Il y a des chiffres sur lesquels on peut s’attarder, comme les hypothèses de base qui ont été adoptées, notamment le taux de croissance de 3,2%. Je pense que c’est plutôt optimiste, si on le compare à ce qu’a prévu la Banque mondiale, soit 2,3%. C’est réalisable, encore faut-il pour cela qu’on arrive à réunir toutes les conditions, notamment en termes d’investissement et de demande intérieure. Côté recettes de l’État, les fonds propres représentent 63,9% dont 45,2 milliards de dinars proviennent des recettes fiscales, soit une augmentation de 7,3% par rapport à l’année dernière. Je reviens sur ce chiffre pour mettre en évidence la hausse continue de la pression fiscale. En fait, la première
source de financement du budget de l’État, c’est la fiscalité. Cela pose problème, surtout lorsqu’on sait que la hausse de la pression fiscale est disproportionnée par rapport à la croissance du PIB. Au niveau des dépenses, qui sont de l’ordre de 60 milliards de dinars, 24,3 milliards de dinars seront consacrés aux salaires, ce qui représente près de 40,8% de l’ensemble des dépenses et 13,3% de PIB.
Quant aux dépenses d’intervention, elles représentent 20,5 milliards de dinars, soit environ 33% des dépenses de l’État, dont 11 milliards de dinars de dépenses de compensation (près de 7,2% de PIB). C’est trop. En 2010, l’objectif était de réduire les dépenses de compensation à 2% de PIB. Aujourd’hui, on est à 7,2% de PIB, c’est énorme. Ainsi, il ne reste que 5,4 milliards de dinars pour l’investissement public. On comprend alors pourquoi cela bloque côté projets structurants. Revenons maintenant aux ressources d’endettement. Les ressources d’emprunt sont de l’ordre de 28,2 milliards de dinars, dont un peu plus de 6 milliards de dinars d’endettement extérieur, contre 16 milliards pour l’année 2024. Le reste, soit 22 milliards de dinars, sera de l’endettement intérieur. Ces quelques chiffres confirment que la situation est un peu critique. Surtout concernant l’endettement intérieur et l’endettement extérieur à court terme. Fin 2025, l’endettement public sera de 147 milliards de dinars, soit 83% de PIB.
Enfin et pour conclure, la loi de finances 2025 a une vocation sociale. On s’oriente de plus en plus vers l’État-providence, avec moins de libéralisme, moins d’intérêt pour la question économique. Cette orientation sociale du rôle de l’État se fait au détriment du rôle économique.
L’intégralité de cette interview est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 907 du 20 novembre au 4 décembre 2024