Face aux défis globaux liés au changement climatique, la transition énergétique et la réduction des émissions de carbone s’imposent comme des priorités stratégiques pour les économies modernes. Dans ce contexte, la Chambre de commerce et d’industrie tuniso-française (CTFCI) a organisé un séminaire intitulé « Décarbonation et transition durable : Enjeux et perspectives ». Il a rassemblé des experts, décideurs et acteurs économiques pour explorer les opportunités et leviers de cette transition. Le premier panel était axé sur la Bourse carbone comme levier économique pour la décarbonisation. Il a mis en lumière l’importance des marchés du carbone et des accords internationaux dans la mobilisation de financements et la structuration d’une économie plus verte. Retour sur l’essentiel du panel.
Adel Ben Youssef : les engagements internationaux, un levier pour la décarbonation en Tunisie
Adel Ben Youssef met en avant l’importance des engagements internationaux, notamment ceux pris lors de la COP29, pour accélérer la transition énergétique et la décarbonation. Ces efforts se traduisent par une priorité accrue donnée aux énergies renouvelables et à la réduction des émissions de CO2. Il cite en exemple l’Union européenne, qui s’engage à réduire ses émissions de 42 % d’ici cinq ans et de 57 % d’ici 2035. Ces engagements contraignent les entreprises européennes, ainsi que leurs sous-traitants, à adopter des pratiques plus durables, impactant les chaînes de valeur mondiales.
Pour la Tunisie, M. Ben Youssef souligne l’urgence de s’aligner sur ces normes pour intégrer pleinement les chaînes de valeur européennes et internationales. Il estime que le pays dispose d’une fenêtre de dix ans pour effectuer cette transition. Il évoque également l’augmentation de l’aide internationale, annoncée à la COP29, passant de 100 milliards à 300 milliards de dollars, comme une opportunité à saisir via des canaux bilatéraux et multilatéraux.
La Tunisie a déjà signé deux accords cadres pour soutenir cette transition. Le premier, conclu avec la Suisse, facilite les investissements suisses dans des projets de décarbonation en Tunisie. Tandis que le second, avec le Japon, encourage la collaboration avec des entreprises tunisiennes. Cependant, M. Ben Youssef déplore l’absence d’un accord cadre similaire avec la France; et ce, malgré son statut de premier partenaire économique de la Tunisie.
Il rappelle que la Tunisie s’est engagée unilatéralement à réduire ses émissions de 27 % d’ici 2030, avec le potentiel d’atteindre 45 % si elle bénéficie d’un soutien financier substantiel. Il insiste sur l’importance d’explorer cette transition comme une opportunité stratégique pour les entreprises tunisiennes, malgré les coûts initiaux. Et de se positionner favorablement dans les chaînes de valeur mondiales grâce aux financements bilatéraux et multilatéraux.
Au final, M. Ben Youssef invite à percevoir cette transition non comme une contrainte, mais comme une chance de moderniser les pratiques économiques et de renforcer la compétitivité internationale.
Malik Kerkar : les marchés du carbone, une opportunité stratégique pour la Tunisie
Malik Kerkar, directeur des projets carbone chez SUEZ Climate Solutions, a partagé une vision ambitieuse de l’avenir de la Tunisie dans le domaine du marché du carbone. SUEZ, acteur majeur dans la gestion de l’eau et des déchets, est déterminé à accompagner le pays dans sa transition écologique. L’enjeu est de taille : permettre à la Tunisie de capter les financements nécessaires pour soutenir des projets innovants en matière de décarbonation, tout en valorisant ses atouts naturels et industriels.
Dans un contexte mondial marqué par l’urgence climatique, l’Accord de Paris a ouvert la voie à une nouvelle dynamique : les marchés du carbone. Ce mécanisme repose sur deux principes clés. Le premier, souvent appelé « pollueur-payeur », repose sur l’instauration de taxes et quotas pour contraindre les entreprises et les pays à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Le second, plus incitatif, valorise les efforts volontaires en attribuant des crédits carbone à des projets qui permettent de réduire ou d’éviter des émissions. Ces crédits, négociables sur des marchés internationaux, deviennent ainsi un outil précieux pour financer la transition écologique dans les pays émergents.
Un crédit carbone représente l’équivalent d’une tonne de CO2 évitée. Par exemple, des projets comme l’installation de parcs solaires, la valorisation des déchets organiques en biogaz ou encore la récupération de chaleur industrielle peuvent générer ces crédits. Pour être éligibles, ces initiatives doivent répondre à des critères stricts : elles doivent être additionnelles (c’est-à-dire impossibles sans financement extérieur), mesurables, vérifiables et pérennes; tout en apportant des bénéfices sociaux et environnementaux significatifs.
En Tunisie, deux grands types de marchés carbone se dessinent. Le premier est constitué par les accords bilatéraux, tels que ceux signés avec la Suisse et le Japon. Ces partenariats permettent à des projets tunisiens d’obtenir des financements internationaux en échange de crédits carbone. La fondation suisse CLIC, par exemple, achète des crédits générés par des projets industriels en Afrique du Nord, mobilisant des centaines de millions de dollars pour soutenir des initiatives environnementales. De son côté, l’accord japonais offre un modèle attractif de préfinancement, couvrant jusqu’à 50 % des investissements nécessaires pour lancer les projets.
Le second type de marché est le marché volontaire, où des multinationales comme Google, Microsoft ou Volkswagen investissent pour compenser leurs émissions et améliorer leur image de marque. Ce marché, en forte croissance, offre des opportunités importantes pour des pays comme la Tunisie, capables de développer des projets compétitifs.
Malik Kerkar voit en la Tunisie un acteur potentiel majeur sur ces marchés. Le pays dispose de nombreux atouts, notamment son ensoleillement abondant, son secteur agricole diversifié et un vivier d’ingénieurs compétents. Des secteurs comme le ciment, l’agro-industrie ou encore la gestion des déchets présentent un fort potentiel pour générer des crédits carbone. Par exemple, dans l’industrie du ciment, la réduction de l’utilisation du clinker ou le recours à des combustibles alternatifs issus de déchets pourraient permettre de limiter les émissions. De même, la conversion des déchets agricoles en énergie ou la capture du biogaz sur les décharges offrent des perspectives prometteuses.
Cependant, M. Kerkar n’élude pas les défis. La Tunisie doit rapidement clarifier son cadre réglementaire en matière de propriété des crédits carbone et simplifier les processus administratifs pour attirer les investisseurs. La concurrence internationale est également féroce, des pays comme le Maroc, le Sénégal ou le Ghana ayant déjà pris de l’avance. Enfin, la volatilité des prix sur les marchés du carbone constitue une incertitude pour les porteurs de projets, même si des solutions existent, comme la signature de contrats à long terme.
Malgré ces obstacles, Malik Kerkar se montre optimiste. La Tunisie, avec une stratégie claire et une collaboration entre acteurs publics et privés, peut devenir un acteur clé dans ce secteur en plein essor. Les projets générés sur les marchés du carbone pourraient non seulement accélérer la transition écologique du pays, mais aussi renforcer sa compétitivité industrielle et attirer des investissements massifs. Pour la Tunisie, le marché du carbone n’est donc pas simplement une opportunité économique. Mais il est aussi un levier stratégique pour relever le défi climatique et s’engager durablement sur la voie du développement durable.
Noomen Tounsi : mobilité électrique, recyclage et reboisement, des pistes pour le futur
Noomen Tounsi, responsable du service climat et développement durable chez EY Tunisie, a abordé plusieurs sujets clés relatifs aux opportunités offertes par les crédits carbone en Tunisie. Il estime qu’il est crucial de comprendre que ces crédits sont liés à la réduction, au stockage ou à l’éviction du carbone. Il met en évidence les secteurs qui, malgré un certain retard, pourraient bénéficier de ces mécanismes. Tout en soulignant qu’il existe de réelles opportunités à exploiter.
Il évoque d’abord le secteur de la mobilité électrique, qui représente un levier important pour la réduction des émissions de carbone. La popularité croissante des véhicules hybrides et entièrement électriques, combinée à la nécessité de développer un réseau de bornes de recharge, pose un défi majeur à la Tunisie. Le pays doit investir dans l’infrastructure nécessaire et établir une réglementation appropriée pour encourager cette transition. M. Tounsi souligne que si ce changement se fait à l’échelle mondiale, il est encore en retard en Tunisie. Mais il existe des perspectives prometteuses.
Noomen Tounsi aborde ensuite la valorisation du verre, un secteur qui, bien que non inclus dans le mécanisme d’ajustement du carbone frontière, pourrait néanmoins générer de réels bénéfices. Il insiste sur la nécessité de développer un système d’économie circulaire pour valoriser le verre, en particulier par la production à partir de sources secondaires. Ce projet offrirait un potentiel important, surtout face à une capacité limitée de collecte et de traitement du verre en Tunisie. Il souligne également le rôle des acteurs économiques déjà impliqués dans cette initiative et la possibilité d’améliorer les taux de recyclage.
Un autre domaine potentiel est celui du reboisement et de la gestion des puits de carbone. Face à la déforestation et aux incendies, M. Tounsi souligne la nécessité de développer des projets de reboisement capables d’absorber le carbone de manière rentable. Il relève que ces projets pourraient jouer un rôle clé dans la réduction des émissions et dans l’amélioration de la biodiversité en Tunisie.
En outre, M. Tounsi se concentre sur les énergies renouvelables, un secteur déjà en développement en Tunisie, notamment dans le solaire, l’éolien et la biomasse. Ces projets sont non seulement essentiels pour le mix énergétique national, mais ils peuvent également générer des crédits carbone. Il rappelle que pour qu’un projet soit éligible à ces crédits, il doit répondre à des critères stricts. Notamment celui de l’additionnalité, c’est-à-dire la capacité du projet à produire des réductions d’émissions supplémentaires par rapport à un scénario sans projet. M. Tounsi donne l’exemple du projet SCATEC, qui pourrait non seulement améliorer le mix énergétique tunisien, mais aussi être rentable grâce à la vente de crédits carbone générés par ce projet.
Il aborde également la question de la permanence, un critère fondamental pour la viabilité des projets de carbone, en particulier pour ceux impliquant le reboisement. Il explique que les projets de reboisement nécessitent plusieurs années, voire des décennies, pour qu’ils deviennent réellement efficaces dans l’absorption du carbone. Ce critère de permanence est crucial, car il impacte la longévité et la stabilité des projets de crédits carbone.
Enfin, M. Tounsi évoque la question des standards de certification des crédits carbone. Il souligne l’absence d’une harmonisation des standards au niveau international. Ce qui entraîne une variabilité dans la valeur des crédits carbone. Il explique que selon le projet et le standard utilisé, le prix d’un crédit carbone peut varier de quelques dollars à plusieurs dizaines, voire centaines de dollars. Cette variabilité complique le marché et la prévisibilité des revenus générés par ces crédits.
Noureddine Hajjaji : le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, une contrainte et une chance
Noureddine Hajjaji, expert senior en environnement, a présenté une analyse détaillée du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’Union européenne. Ce dispositif s’inscrit dans le cadre du Green Deal et des objectifs « Fit for 55 » visant une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 57 % d’ici 2030 et la neutralité carbone à l’horizon 2050. Le MACF est une taxe carbone appliquée aux produits importés dans l’Union européenne. Elle se base sur l’empreinte carbone des produits exportés et le prix du carbone sur le marché réglementaire européen. Actuellement en phase transitoire jusqu’à fin 2025, ce mécanisme sera pleinement appliqué dès janvier 2026. Les entreprises devront alors payer cette taxe à moins de disposer d’un système de comptabilité carbone performant. Une déduction est néanmoins prévue si une taxe carbone a déjà été payée dans le pays d’origine.
Pour les entreprises tunisiennes, le MACF représente une contrainte majeure mais aussi une opportunité. Si certaines entreprises disposent déjà de systèmes de comptabilité carbone bien établis; d’autres restent insuffisamment préparées. Ce qui pourrait menacer leur accès au marché européen. Sans un statut de déclarant agréé au MACF, les entreprises ne pourront pas exporter vers l’Europe. Ce mécanisme constitue une barrière économique pour les acteurs non conformes; mais il offre aussi des perspectives stratégiques intéressantes. La position géographique favorable de la Tunisie peut lui permettre de concurrencer les entreprises asiatiques. D’autant plus que l’Union européenne impose désormais une taxe carbone sur le transport maritime. En adoptant des pratiques industrielles durables, les entreprises tunisiennes pourraient renforcer leur compétitivité et tirer parti des nouvelles dynamiques de relocalisation industrielle.
M. Hajjaji a illustré son propos par le cas d’un constructeur automobile européen ayant exigé de ses fournisseurs une empreinte carbone nulle d’ici 2030, avant même l’entrée en vigueur des obligations légales. Cette exigence concerne directement plusieurs fournisseurs tunisiens, un secteur qui représente une part significative du PIB national. Face à cette situation, Noureddine Hajjaji préconise la mise en place de systèmes de comptabilité carbone et l’anticipation des exigences liées au MACF. Il estime que le mécanisme peut représenter une opportunité pour repositionner la Tunisie sur le marché international en capitalisant sur ses avantages géographiques et industriels. En s’adaptant dès maintenant, les entreprises tunisiennes peuvent non seulement éviter un recul économique; mais aussi renforcer leur présence dans des secteurs stratégiques et répondre aux exigences environnementales croissantes des marchés internationaux.
Aymen Souii : une stratégie nationale pour une transition énergétique durable
Aymen Souii, chargé de projet en efficacité énergétique à l’Agence Nationale pour la Maîtrise de l’Énergie (ANME), a présenté les grandes lignes de la stratégie tunisienne pour favoriser la transition énergétique et réduire l’empreinte carbone du pays. Voici les principaux points abordés.
La Tunisie, confrontée à une forte dépendance aux énergies fossiles, notamment au gaz naturel importé d’Algérie (représentant 97 % de la production électrique), est particulièrement vulnérable aux fluctuations des prix de l’énergie et aux tensions géopolitiques. Face à cette situation, le pays s’est engagé à lutter contre le changement climatique, en adhérant à l’Accord de Paris (COP21) en 2015, avec pour objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C.
En 2021, la Tunisie a renforcé sa Contribution Déterminée au niveau National (CDN), articulée autour de quatre axes majeurs. Le premier axe concerne l’efficacité énergétique avec une réduction de 30 % de la consommation d’énergie fossile à l’horizon 2030. Le deuxième axe vise à promouvoir les énergies renouvelables, avec l’objectif d’atteindre une part de 35 % d’énergies renouvelables dans le mix énergétique d’ici 2030. Le troisième axe cible la réduction des émissions de gaz à effet de serre, en abaissant l’intensité carbone de 45 % par rapport aux niveaux de 2010. Enfin, le quatrième axe se concentre sur l’adaptation des secteurs clés; et ce, à travers des mesures spécifiques pour différentes industries.
L’ANME joue un rôle central dans l’accompagnement de la transition énergétique à travers plusieurs initiatives. Elle a développé la plateforme numérique DECARBOACT, un outil qui aide les entreprises tunisiennes à calculer leur empreinte carbone (scopes 1, 2 et 3) et à initier des démarches de décarbonisation. Le soutien financier est un autre levier important avec le Fonds de Transition Énergétique, qui propose des subventions pour des études et des investissements en efficacité énergétique, ainsi que des crédits à taux bonifiés, bien que ces derniers soient encore en cours de finalisation. L’ANME se distingue également dans la formation et le renforcement des capacités, en organisant des ateliers en partenariat avec la GIZ pour accompagner les entreprises dans l’analyse du cycle de vie des produits et le calcul de leur empreinte carbone. Enfin, l’agence œuvre à la promotion des audits énergétiques obligatoires dans les secteurs industriels, du bâtiment et des transports pour inciter à l’efficacité énergétique.
Pour une transition réussie vers une économie bas carbone, Aymen Souii a insisté sur cinq axes stratégiques. L’énergie est au cœur de ces priorités avec le développement accéléré des énergies renouvelables et la diversification des ressources énergétiques. L’industrie doit être soutenue dans la décarbonation de ses processus grâce aux technologies avancées et à l’économie circulaire. Le secteur des transports nécessite des investissements dans les infrastructures et une promotion des véhicules électriques. L’agriculture doit adopter des pratiques durables et exploiter le potentiel du biogaz. Enfin, dans le domaine des bâtiments, il s’agit d’imposer des normes énergétiques pour la construction et de favoriser la rénovation thermique.
Au-delà des enjeux climatiques, cette transition énergétique représente une opportunité pour la Tunisie de bâtir un modèle économique durable. Cependant, Aymen Souii reconnaît que l’enjeu réside désormais dans l’application effective de ces mesures ambitieuses, un défi crucial pour l’avenir énergétique et économique du pays.