Dans un contexte socio-économique marqué par des tensions croissantes et une précarité persistante, l’année 2023 a révélé de nouvelles dynamiques au sein des mouvements sociaux en Tunisie. Pour mieux comprendre ces évolutions, nous avons interviewé Alaa Talbi, directeur exécutif du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Titulaire d’un doctorat en histoire et observateur avisé des mouvements sociaux depuis la Révolution de 2011, M. Talbi nous offre un éclairage précieux sur le bilan des protestations sociales, les nouvelles revendications qui émergent, ainsi que les défis auxquels font face les Tunisiens dans leur quête de justice sociale et économique. À travers cette discussion, nous explorerons les raisons derrière le recul des mobilisations, les changements dans le comportement contestataire et les perspectives d’un nouveau contrat social, essentiel pour restaurer la dignité et l’espoir en un avenir meilleur.
Tout d’abord, commençons par le bilan des protestations sociales en 2023. Qu’en est-il de ce bilan ?
L’année 2023 n’a pas été comme les précédentes en termes de mouvements de protestation exprimant un sentiment d’injustice généralisée et la précarité de la situation sociale et économique, puisque les acteurs n’ont manifesté que 3 432 fois sous diverses formes, alors que l’année 2022 en avait enregistré environ 7 754. La baisse des mouvements sociaux traduit donc un désenchantement. Je pense que 2023, ainsi que le début de 2024, marque un changement radical par rapport à 2022. Cette période a été marquée par une absence de contestations et de mouvements sociaux non structurés. Nous observons davantage ce que l’on appelle des mouvements sociaux structurés, principalement dans les espaces de travail. Depuis octobre 2023 jusqu’à aujourd’hui, il y a eu plus de 639 rassemblements de protestation. Parmi les contestataires, les travailleurs ont mené 451 mouvements de contestation, les employés 263, et les enseignants 248. En outre, les chiffres montrent un certain écart entre les mouvements structurés et non structurés. Les activistes ont organisé 212 mouvements, tandis que les chômeurs en ont mené 158.
Si nous examinons la cartographie des revendications, celles-ci portent essentiellement sur le non-paiement des droits économiques et financiers, tels que les salaires et les cotisations sociales. Il y a également des questions concernant la régularisation des statuts professionnels et les droits à l’emploi.
Depuis la fin de 2023 jusqu’à aujourd’hui, nous assistons à la montée des revendications structurées dans les espaces de travail. Cela est dû, en partie, au non-respect des calendriers et des accords conclus entre les partenaires sociaux, l’administration, et parfois l’État ou les ministères concernés. Cela confirme également une rupture du dialogue social, avec une absence presque totale de communication entre les différents partenaires.
Mais il existe une règle selon laquelle, lorsque les gens sont en colère et que leurs droits sont atteints, ils n’attendent pas un encadrement de la part des syndicats ou de la société civile.
À ce sujet, il est important de comprendre que les protestataires ne recherchent pas nécessairement un encadrement par l’UGTT ou d’autres organisations. Ce que nous remarquons, c’est un changement radical dans le comportement contestataire. Aujourd’hui, nous sommes face à ce que l’on appelle un « non-mouvement ». Les mouvements qui avaient l’habitude de se manifester dans la rue, y compris les mouvements informels, se mobilisent moins fréquemment.
À part quelques exceptions, comme le mouvement des chômeurs diplômés, la coordination se fait plutôt de manière spontanée que structurée. Les ouvriers de chantier ont signé de nombreux accords avec le gouvernement depuis deux ou trois ans, mais il y a une lenteur dans l’application de ces accords. Ils continuent de se mobiliser dans la rue, mais avec une fréquence réduite. La tendance des mouvements informels est en baisse. C’est une différence notable par rapport aux années précédentes.
En ce qui concerne les raisons de cette situation, plusieurs facteurs peuvent être identifiés. La première cause est d’ordre politique. Les gens sont moins mobilisés dans la rue, non pas parce qu’ils ont abandonné leurs revendications, mais plutôt parce qu’ils ont changé leur manière de les exprimer. Ils constatent que les mouvements dans la rue n’ont pas apporté de résultats concrets et considèrent cela comme un facteur déterminant. Deuxièmement, il y a une absence de prévisions nationales. Les négociations, lorsqu’elles existent, n’aboutissent souvent pas. Cela représente également un choix que nous observons aujourd’hui. Troisièmement, la peur, en particulier celle liée au décret-loi n° 54, reste une menace. Cela pousse même les leaders à se manifester moins, par crainte de représailles, et à s’autocensurer.
Il est important de reconnaître qu’il existe une forme d’autocensure parmi ces mouvements et leurs acteurs. Cela n’empêche pas certains mouvements d’être conscients de la gravité de la situation socio-économique en Tunisie. Ils cherchent peut-être de nouveaux moyens d’action, mais cela prendra du temps. Un autre facteur à considérer est la dimension politique. Les revendications politiques sont plus présentes dans l’espace public que les revendications sociales. Cela soulève des questions sur ces formes de non-mouvements qui existent aujourd’hui. Il y a des changements dans la société tunisienne et dans la cartographie des mouvements sociaux qu’il est essentiel d’analyser sous différents angles, que ce soit celui du politologue, de l’économiste ou du sociologue.
Aujourd’hui, ces mouvements sont épuisés et ont du mal à avancer. Quand nous parlons de « non-mouvement », nous faisons référence à des mouvements sans leader, sans encadrement, qui stagnent. Ces mouvements informels, qui ne sont ni syndiqués ni sous l’égide d’une association, sont essoufflés et épuisés après avoir beaucoup bataillé sans concrétiser leurs accords. Aujourd’hui, ils cherchent à redéfinir leurs revendications et à trouver de nouvelles manières de continuer leur lutte, surtout en ce qui concerne les droits économiques et sociaux. Cependant, il y a aussi une catégorie de mouvements qui poursuivent leur lutte, notamment les mouvements environnementaux et ceux qui militent pour l’accès à l’eau. Ces mouvements se propagent dans toute la Tunisie, car la question environnementale, la pollution et l’accès à l’eau deviennent des enjeux primordiaux.
À part les droits socio-économiques, nous constatons depuis 2011 l’émergence de nouvelles revendications, notamment les droits environnementaux et l’accès à l’eau.
Ces questions sont d’actualité. Nous ne sommes plus uniquement dans la recherche de justice sociale au sens classique, mais aussi dans la lutte pour l’accès à l’éducation et contre l’abandon scolaire. La question de l’accès à l’eau touche presque toute la Tunisie, et ce n’est pas seulement une question de sécheresse dans le Sud, mais aussi dans des régions historiquement favorisées comme le Nord-Ouest. Aujourd’hui, le stress hydrique affecte toute la Tunisie. Les Tunisiens font face quotidiennement à des problèmes d’inflation, ce qui impacte leur pouvoir d’achat et la survie de leurs familles. Nous voyons également un impact réel sur les tendances migratoires. Les tendances migratoires touchent les familles et concernent notamment les enfants et les mineurs. Selon les statistiques du FTDES, depuis 2017, plus de 17 000 mineurs tunisiens ont migré vers l’Italie, ainsi que plus de 4 000 femmes.
Cela montre l’émergence de nouvelles formes de contestation, mais je ne les qualifie pas simplement de contestation gratuite. Il est important de considérer cela dans son ensemble. En 2024, treize ans après la Révolution, nous constatons que de nombreux Tunisiens se détachent du rêve démocratique, car ils ne voient pas de résultats concrets sur le plan socio-économique. Les Tunisiens ne perçoivent plus l’éducation comme un ascenseur social, mais plutôt comme une raison d’abandonner leurs études ou de pousser leurs enfants à travailler ou à émigrer, ce qui est perçu comme une solution pour la famille.
La question se pose alors : qu’est-ce qui a causé cette panne de l’ascenseur social ?
Il s’agit d’une responsabilité réelle, car nous n’avons pas travaillé sur les choses essentielles, surtout après 2011. Nous avions espéré un changement, mais les choix faits depuis ont conduit à la libéralisation des politiques publiques, impactant des domaines clés tels que l’éducation, la santé, la protection sociale et le pouvoir d’achat. Cela reflète une réalité amère : une perte de confiance dans la démocratie, incapable d’apporter des solutions sociales.
Vous mentionnez la libéralisation des choix socio-économiques de l’État, alors que les gouvernements successifs se présentent comme un État-providence.
Le discours officiel ne correspond pas à la réalité. Qu’a réellement fait l’État pour garantir la justice sociale, la justice fiscale et l’accès aux droits ? Les inégalités se creusent davantage, et nous assistons à un blocage de toutes les formes d’égalité et d’accès aux droits. Des sociologues évoquent la reconstruction et la reproduction sociales, où un enfant né pauvre restera pauvre, comme une sorte de fatalité. Cela rappelle le délit de faciès : si vous êtes né dans une région marginalisée, vous y resterez. Ce problème est structurel dans nos politiques. Il est crucial de dresser un bilan treize ans après 2011. Ce bilan est lourd, ni totalement noir ni totalement rose, mais il inclut des échecs notables, notamment celui du processus de justice transitionnelle. Nous avons parlé des régions victimes et marginalisées, mais nous avons échoué dans ce processus, ce qui impacte l’économie, le social et les libertés.
Un autre point est que nous n’avons pas mis fin à un système économique injuste. Au lieu de cela, nous avons ravivé l’espoir dans un modèle économique étouffé depuis 2009. Avant la création officielle du FTDS en 2011, nous étions déjà un comité de soutien aux mouvements sociaux et avions publié un rapport en 2009 sur l’étouffement de ce modèle économique.
Qu’est-ce que vous reprochez à l’ancien modèle de développement ?
Il n’est plus adapté et perpétue les inégalités en Tunisie. Il ne résout pas les problèmes d’injustice ni les besoins économiques des Tunisiens. Nous devons réviser ce modèle et proposer de nouvelles visions. Prenons l’exemple du tourisme : ce secteur ne peut pas continuer comme dans les années 60. En agriculture, avec le stress hydrique, il est impératif d’élaborer une stratégie tenant compte du manque d’eau futur. Nous ne pouvons pas continuer avec des pratiques agricoles qui épuisent les ressources. Tout cela nécessite une vision globale de l’avenir.
L’État doit avoir une vision, mais il n’en a pas, et c’est un véritable problème. Le FTDS, en tant que force de proposition, a formulé plusieurs recommandations dans ses rapports. Depuis notre création, nous avons travaillé sur le diagnostic des modèles économiques tunisiens et proposé un premier projet de relèvement en 2017. Nous avons également étudié les causes des inégalités en Tunisie, et notre dernière publication aborde les problématiques de l’économie nationale. Malheureusement, toutes ces propositions sont restées lettres mortes. Cela pose un dilemme, car en tant que société civile, nous ne nous limitons pas à la contestation : nous élaborons aussi des alternatives. Pourtant, personne ne nous écoute, ce qui souligne l’absence de dynamique.
En ce qui concerne le secteur privé, y a-t-il des protestations dans ce domaine ? Avez-vous enregistré des mobilisations dans les entreprises privées ?
En tant que FTDS, nous avons accompagné certaines revendications dans le secteur privé, y compris dans l’agriculture, un domaine composé principalement de collectivités individuelles. Récemment, nous avons soutenu la protestation des ouvrières de Sbikha, à Kairouan, qui a été en partie criminalisée. Malgré les négociations avec l’employeur, la réponse a été la répression de ce mouvement. Nous suivons également certaines violations dans les usines de textile.
Dans le secteur privé, les protestations concernent principalement la protection sociale, les heures de travail et les droits des ouvriers, souvent victimes d’exploitation. Cependant, il est important de noter que les espaces de travail publics connaissent aussi des tensions. Les chiffres montrent que ces tensions ne sont pas si éloignées de celles du secteur privé. Les violations des droits existent bel et bien dans les deux secteurs, car la cause principale demeure l’absence de dialogue social, qu’il soit privé ou public.
Vous soulignez l’absence de contrat et dialogue social. Quelles propositions avez-vous pour rétablir ce dialogue ?
Premièrement, il faut rétablir une tradition de dialogue social, que ce soit pour l’augmentation annuelle des salaires dans les secteurs public et privé, ou pour instaurer un nouveau contrat social. Ce contrat doit prendre en compte la situation politique et économique actuelle.
Aujourd’hui, parler de contrat social dans un contexte de pénurie des produits de base est différent du passé. Par exemple, l’augmentation des salaires de base est nécessaire, mais il faut reconnaître que les SMIG et SMAG actuels ne permettent pas une vie digne. La dignité doit être placée au centre de ce contrat social. Actuellement, les salaires ne suffisent pas à garantir cette dignité.
En cette période, y a-t-il des signes avant-coureurs de malaise social pouvant évoluer ?
Pour l’instant, nous sommes dans une phase de « non-mouvement ». Cela pourrait changer dans les mois à venir, en fonction de l’impact de la loi de finances 2025, notamment sur l’égalité fiscale et le fardeau fiscal des classes les plus vulnérables. Aujourd’hui, il n’existe plus véritablement de classe moyenne ; elle a disparu pour devenir vulnérable.
Cette disparition est un facteur potentiel de malaise social. Par ailleurs, l’absence de dialogue social et l’incapacité de l’État à fournir des ressources supplémentaires pour l’augmentation des salaires ou pour parvenir à des accords aggraveront la situation. Le manque de dialogue entre la centrale syndicale, l’État et l’UTICA ne peut que générer des tensions sociales, notamment dans les espaces de travail, où l’on observe des revendications croissantes et mieux structurées. Ces tendances pourraient effectivement se transformer en malaises sociaux plus profonds.
Cette interview est disponible dans le mag de L’Économiste Maghrébin n° 908 du 4 au 18 décembre 2024.