Pourquoi les enfants d’immigrés venus de pays arabes ne parlent-ils pas la langue de leurs parents? Pourquoi tant de Français de culture arabe ont-ils honte de leur langue maternelle ? Un documentaire diffusé fin décembre 2024 sur France.TV, lève le voile sur le malaise à parler sa propre langue quand il s’agit de l’arabe… Riche et passionnant.
Pourquoi la communauté arabophone en France est celle qui transmet le moins sa langue d’origine, alors même que l’arabe est la deuxième langue la plus parlée en France, avec entre 3 à 4 millions de locuteurs? Un documentaire « Mauvaise langue », co-réalisé par Nabil Wakim et Jaouhar Nadi et projeté fin décembre de l’année écoulée à l’Institut du Monde arabe (IMA) à l’occasion de la journée mondiale de la langue arabe, tente de répondre entre autre à cette question lancinante et cherche à comprendre les raisons du désamour des enfants d’immigrés pour la langue de leurs parents, incontestablement l’une des plus belles et des plus riches au monde.
La réponse coule de source : les préjugés sur l’amalgame entre langue arabe et islamisme ont la peau dure!
« Enfant, j’étais rouge de honte »
Dans ce documentaire d’une quarantaine de minutes, l’un des co-réalisateurs, Nabil Wakim, un journaliste du Monde, né au Liban en 1981 et qui venait de publier « L’arabe pour tous, pourquoi ma langue est taboue en France », livre à la fois un récit intime et une réflexion politique sur la place de cette langue, interroge le rapport contrarié de nombreux Français à leur langue d’origine et le malaise, si ce n’est la honte, à parler sa propre langue, quand il s’agit de l’arabe.
Arrivé en France à l’âge de quatre ans avec sa famille, qui fuyait la guerre civile au Liban, Nabil Wakim a « perdu » sa langue maternelle, l’arabe, remplacée par le français. À l’aube de la quarantaine, devenu journaliste au Monde, il tente péniblement de réactiver sa mémoire enfouie et s’interroge sur les raisons de cet oubli et de ce blocage psychologique : est-ce la faute de ses parents, qui n’ont pas cultivé cet héritage par souci d’intégration? Celle de l’éducation nationale, qui considère l’arabe comme une langue rare et l’enseigne dans seulement 3 % des collèges et lycées?
« J‘était rouge de honte, enfant, quand ma mère me parlait arabe dans la rue. Plus tard, après les attentats de 2015, quand je suis même devenu père, je me suis interdit de parler arabe à ma fille. Par instinct de survie ». Poignant.
Histoire coloniale
Invitée à s’exprimer sur cette problématique, Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de langue de l’IMA, estime pour sa part que la langue arabe « est très politisée, en lien avec toute la question de l’immigration arabophone et de l’histoire coloniale ».
« Je ne vais pas dire qu’il y a un mépris, mais il y a une représentation négative par rapport à toutes ces questions. Donc c’est un sujet très sensible, plus sensible que l’enseignement de l’italien ou l’espagnol », a-t-elle noté.
« Un parent va s’interdire de parler arabe avec son enfant, d’autant plus les pères que les mères. Peut-être que les pères ne veulent pas affaiblir la position de leur enfant avec une langue qu’ils estiment inconsciemment marginalisée, moins puissante dans la sphère publique. C’est pour cela que, quand on a des parents plus à l’aise socio économiquement, il y a une meilleure transmission, parfois parce qu’ils n’ont pas peur du regard de la société par rapport à eux », a-t-elle ajouté.
Par ailleurs, l’ancienne ministre de l’Education, Najat Vallaud Belkacem rappelle qu’elle avait tenté en 2016 de réformer l’enseignement de l’arabe, déclenchant ainsi une grosse polémique : ses adversaires, à droite et à l’extrême droite, l’ont accusé de vouloir imposer la langue du Coran aux enfants dès le CP!
« Cette langue continue d’être perçue comme le cheval de Troie de ce grand remplacement, de cette invasion fantasmée, de cet islamisme qui fait peur […] C’est oublier qu’il y a quantité de gens – athées, chrétiens – qui pratiquent l’arabe, le lisent, l’écrivent […] C’est une méconnaissance incroyable de la réalité des locuteurs arabes », a déploré la franco-marocaine.
Langue de l’élite
Toutefois, relève Nisrine al-Zahre, la directrice du Centre de langue de l’IMA, si l’arabe est enseigné dans un nombre très réduit d’établissements (près de 400 établissements en 2021), il l’est cependant dans les meilleures écoles et les lycées les plus prestigieux de Paris, à l’instar d’Henri IV ou Louis le Grand. « On estime qu’on n’a pas besoin de l’enseigner au grand public, uniquement à une élite qui va faire de la diplomatie, Sciences-Po, ou une carrière internationale ».
Comble de l’ironie : au lieu d’être démocratisé, étant la deuxième langue la plus parlée en hexagone, l’arabe devint le « butin » de l’élite française!