Elle a réponse à tout. Elle n’élude aucune de nos questions. Et elle va droit à l’essentiel avec une incroyable aisance, dans des termes aussi précis que convenus, sans jamais perdre le sourire. L’hôtellerie qu’elle affectionne, et le tourisme dont elle se fait le chantre et l’avocate, n’ont pas de mystère pour elle. Dora Milad, la présidente de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, ne fait guère de distinction en termes de performance entre hôtellerie et tourisme national, dont l’aura se mesure en grande partie à l’aune de la renommée, du prestige et de la durabilité de nos unités hôtelières. Elle est habitée par l’idée, la conviction que l’ensemble de l’industrie touristique représente, certes, un métier des plus exigeants, un énorme challenge, mais qu’il s’entend aussi comme une véritable mission au service du pays. Cette passion, cet engagement professionnel qu’elle porte au plus profond d’elle-même coule de source. Elle descend d’une lignée qui a fait de l’hôtellerie aux standards mondiaux le navire amiral et le cœur battant de l’activité touristique. Au motif de donner du pays l’image qui doit être la sienne dans le concert des nations.
Le fait de communiquer sur l’image du pays, est-ce un avantage ou un inconvénient quand il faut faire valoir les caractéristiques propres à chaque zone ?
Dernièrement, à Top Reza, le Maroc, pour citer encore cette destination voisine, détenait un stand dédié Fès pour relancer le fameux circuit des villes impériales et un second stand pour lancer une nouvelle destination régionale, Dakhla.
Chez nous, c’est l’ONTT qui décide de la promotion de la destination Tunisie. C’est vrai que les choses ont un petit peu évolué et qu’il y a une plus grande écoute des avis des fédérations professionnelles, qui recommandent depuis plusieurs années que les régions et les différents produits soient plus mis en avant dans les campagnes de promotion et dans les participations aux foires et salons.
Récemment, la participation des professionnels a été réorganisée avec des box réservés et privatisés. Mais au niveau des régions, il y a encore du travail à faire. C’est un problème de ressources fi nancières. Il faudrait réfléchir à un nouveau modèle de gouvernance pour que les régions et les fédérations professionnelles puissent accéder aux financements nécessaires pour promouvoir une off rediversifiée, avec des produits nouveaux attractifs, présentés à chaque nouvelle édition des salons internationaux. Le budget ne doit plus être consacré entièrement à la publicité institutionnelle dédiée à la destination Tunisie.
Nous avons demandé à l’ONTT d’aller vers un marketing régional, un marketing produit, vers la mise en valeur du thermalisme, du tourisme de santé, du tourisme de congrès etc. Il y a une certaine réticence, peut-être parce qu’il y a un choix à faire. On ne peut pas exposer toutes les régions dans un salon. Et choisir une région, c’est s’exposer à la critique des autres régions qui n’ont pas été choisies. Mais je pense que le choix doit se faire et se justifier selon des critères décidés en commun accord avec les représentations professionnelles, selon les marchés et l’historique touristique des différentes régions.
On a beaucoup parlé de Tozeur et du tourisme saharien. Il y a aussi le nord-ouest où il y a un vrai potentiel.
Avec la compagnie Transavia et l’ONTT, une liaison entre la France et Tabarka a été discutée pour relancer la côte du Corail, comme on appelle cette belle région. C’est une région intéressante, qui marie la montagne et la mer. Des chalets avec vue sur mer, c’est magnifique. Il y a un aéroport, les touristes peuvent venir, et même une petite marina. C’est une destination qui pourrait devenir la plus écologique de la Méditerranée, parce que tout est à développer et peut l’être sur de nouvelles bases durables. Avec des restaurants haut de gamme avec vue sur mer, sur toute cette côte rocheuse, près de criques aménagées.
Dans une logique verte, avec le liège et la bruyère d’Ain Draham, la poterie de Sejnane qui est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, les vestiges de la culture numide, il y a de la matière
Mais il faudrait un plan stratégique régional à définir, avec un concept et un storytelling prenant en compte dès le départ les spécificités de la région et des activités comme, une fois encore, la saisonnalité, pour ne pas engager des investissements avec faible retour. Il faut faire rêver. On peut le faire.
Dans une logique verte, avec le liège et la bruyère d’Ain Draham, la poterie de Sejnane qui est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, les vestiges de la culture numide, il y a de la matière. Mais il faudra coordonner la mise en valeur de cette région en fonction des nouvelles attentes des visiteurs potentiels et la communication, une fois que les produits seront prêts, afin de garantir l’attractivité d’une nouvelle destination et la rentabilité des liaisons aériennes.
Il y a, semble-t-il, un certain nombre d’hôtels qui n’ont pas pu rouvrir, criblés qu’ils sont de dettes à la suite d’attentats, du Covid-19… Quel est leur sort ? Y a-t-il un accord ou un arrangement en vue au sujet de leur endettement ?
La question reste cruciale au moment où nous manquons d’off re d’hébergement aux normes internationales, alors que la demande des marchés internationaux augmente et représente une opportunité de plus de recettes en devises. Nous savons que ce dossier retient l’attention des autorités, qui étudient une issue pour la réouverture ou éventuellement la conversion de ces investissements immobiliers, aujourd’hui non seulement improductifs, mais parfois sources aussi de nuisance pour l’environnement urbain.
Cela représente 20% de la capacité nationale d’hébergement inutilisée. Avec la reprise de l’activité touristique, le niveau élevé de la demande et le besoin d’offrir de nouveaux produits, on note un regain d’intérêt des investisseurs nationaux et internationaux pour les unités qui peuvent être réhabilitées sans trop de coûts et qui sont ainsi rachetées et rénovées. Nous espérons que cette tendance se confirmera, dans l’attente d’une entente entre les différentes parties prenantes (banques, Etat, propriétaires) pour trouver une solution acceptable pour tous.
L’un des défi s que vous voulez relever serait le problème de la data. De quoi on parle exactement ?
En effet, c’est le défi que nous allons devoir relever. Aujourd’hui, dans le monde entier, et surtout dans le tourisme, les fédérations, les professionnels ont leur propre base de data. Ils sont tout le temps à l’écoute des marchés et de leurs propres adhérents. Avec l’intelligence artificielle, avec tous les outils nouveaux, je pense qu’il y a peut-être une possibilité qu’une partie soit développée par le secteur privé. Aujourd’hui, un investisseur qui vient en Tunisie, qui nous demande quelques critères – retour sur investissement, prix moyen etc. – ne trouve pas de réponse satisfaisante.
Je reviens du Forum méditerranéen du tourisme à Malte, où j’ai eu l’honneur de recevoir des mains de la présidente maltaise, Mme Myriam Spiteri Debono, un trophée en tant que 1ère présidente de la FTH et je pense qu’il récompense aussi l’engagement de toute la Fédération pour un tourisme plus durable et inclusif
Actuellement, le rôle de la Fédération et des syndicats professionnels doit être complètement redéfini, ainsi que la gouvernance du secteur. C’est vrai qu’au début du lancement du tourisme moderne, c’était l’Etat qui avait la compétence, la responsabilité et la capacité de gérer. Mais aujourd’hui, plus de 70 ans après, il y a un secteur privé, une expertise privée dont peut profiter l’Etat, qui est en manque de ressources. Nous, nous sommes tout à fait ouverts à cette participation et à cet engagement pour la valorisation de l’activité et la montée en compétence et en qualité du secteur.
Je reviens du Forum méditerranéen du tourisme à Malte, où j’ai eu l’honneur de recevoir des mains de la présidente maltaise, Mme Myriam Spiteri Debono, un trophée en tant que 1ère présidente de la FTH et je pense qu’il récompense aussi l’engagement de toute la Fédération pour un tourisme plus durable et inclusif. Et ce que j’ai retenu des dizaines de conférences présentées par des acteurs du tourisme et des universitaires du monde entier, c’est que le tourisme est un secteur dont la croissance est tellement liée à l’évolution des attentes du client qu’il ne peut être géré avec succès que par les professionnels du secteur privé, parce que ce sont eux qui sont les plus proches des clients et les plus aptes à suivre les changements et à s’y adapter.
On note l’émergence rapide de maisons d’hôtes, du reste assez prisées par les Tunisiens. C’est une chance pour le secteur ou un élément de difficultés supplémentaires pour les hôtels que vous représentez ? Comment expliquer un tel engouement ?
Non, je pense sincèrement que c’est un plus. On a essayé de communiquer pour expliquer que ce type d’hébergement est un produit complémentaire qui enrichit l’offre de la destination touristique. Cela dit, c’est vrai qu’il y a des hôteliers qui pensent encore que c’est une concurrence pour eux. En termes de chiffres et de capacité, ce n’est pas une concurrence du tout. D’autant plus que la cible n’est pas forcément la même. Montrer la Tunisie avec de très belles images de maisons d’hôtes et de gîtes ruraux ou de campements, c’est très vendeur pour la destination. Après, les clients choisiront et essayeront ce qui leur convient le mieux.
Peut-être plusieurs modes d’héberge[1]ment selon les occasions. On pourrait faire le parallèle avec le secteur de la mode : l’image de la haute couture sert à mieux vendre le prêt-à-porter et les accessoires au plus grand nombre. C’est un enrichissement énorme, surtout au niveau régional, qui permet de montrer la diversité locale, car ce sont des acteurs très engagés dans la promotion de leur région, de leur gastronomie et de leur culture. On parle là, bien sûr, des vraies maisons d’hôtes où l’hôte joue son rôle.
Je regrette que le ministère de l’Agriculture ne soit pas plus impliqué dans le développement des gites ruraux. Le gite rural en France, par exemple, c’est 50% de complément du revenu annuel des agriculteurs.
Comment expliquer un tel engouement ? Tout simplement parce que c’est un investissement relativement léger par rapport à un hôtel. Ce sont des investissements de petite capacité. Souvent, ce sont des revenus complémentaires pour des familles. D’ailleurs, je regrette que le ministère de l’Agriculture ne soit pas plus impliqué dans le développement des gites ruraux. Le gite rural en France, par exemple, c’est 50% de complément du revenu annuel des agriculteurs. On devrait beaucoup plus soutenir le monde agricole en facilitant l’investissement à ce niveau-là.
Quelle est votre vision du secteur ? Comment le voyez-vous ? Un tourisme d’élite ou de masse ?
Il faut les deux. Les deux sont complémentaires. Chacun y joue un rôle. Le tourisme à grande échelle, c’est beaucoup d’emplois. Il a un effet d’entraînement sur d’autres secteurs. Ce sont aussi des revenus pour l’État. C’est important. Le tourisme d’élite, c’est l’attractivité de la destination. C’est faire rêver. C’est montrer que nous avons aussi une expertise dans la qualité, dans le luxe. Cela a aussi un impact économique, en ce sens que ce type de clients, ce sont des investisseurs potentiels pour la Tunisie. Et cela a souvent été le cas. Beaucoup d’investisseurs sont d’abord venus en touristes, pour tâter le terrain, pour voir le pays. Le pays leur a plu, ils sont revenus. Et puis un jour, ils ont pensé à investir et à s’installer même, séduits par la qualité de la vie et du séjour en Tunisie.
Qu’est-ce qu’il faut pour propulser le secteur, pour en faire une véritable industrie hôtelière : la fiscalité ; l’ouverture du ciel à des compagnies étrangères low cost ; explorer de nouveaux concepts… ?
Nous sommes un secteur très concurrentiel. Il y a des pays concurrents où l’État est beaucoup plus proactif pour encourager l’investissement, le développement, les infrastructures etc. Donc, on aimerait bien avoir au moins une fiscalité qui ne nous défavorise pas. A Malte, où j’étais invitée dans un hôtel 5 étoiles, la taxe à la nuitée est de 2 euros, c’est-à-dire 6 dinars. Aujourd’hui, en Tunisie, dans un hôtel 5 étoiles, elle est de 12 dinars, donc deux fois plus chère. De plus, dans le monde, cette taxe sert à la collectivité locale pour améliorer l’environnement, les services. Cela ne semble pas être le cas en Tunisie. On peut se demander, vu les difficultés budgétaires des municipalités touristiques, où va cette contribution fiscale.
Maintenant, pour le low cost. Oui, c’est très important pour la saisonnalité. On pourrait développer, comme nous sommes très proches de l’Europe, ce qu’on appelle les « city breaks ». C’est-à-dire passer un week-end, un week-end prolongé, n’importe où en Tunisie, que ce soit à Tozeur, à Tabarka ou même à Tunis, la capitale, qui malheureusement n’est pas encore considérée comme un produit touristique à part entière, alors qu’elle est très compétitive par rapport à d’autres villes méditerranéennes. On y trouve un des plus beaux musées du monde, l’offre gastronomique est importante, il y a des restaurants classés parmi les meilleurs restaurants de la région MENA, une « night life », des hôtels, des palaces, sans oublier la Médina et notre artisanat avec des concepts stores très intéressants, etc.
On peut aussi, comme vous l’avez dit, développer encore plus de nouveaux concepts : sport, shopping, tourisme médical. Pour le sport, oui, on a des exemples réussis, comme à Tabarka, pour les stages des grandes équipes de football.
Pour le shoping, il faudrait savoir si c’est du shopping de luxe dont il est question. Si c’est le cas, il faudrait attirer les marques de luxe et fournir d’autres services à côté : des taxis de luxe, des services pour les avions privés, des personal shoppers et autres expériences appréciées des amateurs de ce type de tourisme, etc. Nous ne les avons pas encore. Pour le tourisme médical, c’est un créneau qui marche très bien. On est l’une des meilleures destinations de tourisme médical en Afrique. C’est un tourisme qui a ses lettres de noblesse, et c’est encore une fois au secteur privé que revient le mérite.
En conclusion, je dirais que le secteur du tourisme est en pleine transition. Beaucoup de paradigmes sont en train de changer et nous devons, sinon anticiper, du moins nous adapter rapidement à ces changements. Et cela, à la Fédération tunisienne de l’hôtellerie, nous en sommes pleinement conscients. Notre ambition est que la FTH devienne un pôle d’expertise pour accompagner les entreprises et les professionnels sur la voie du succès.
Extrait de l’interview qui est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n° 910 du 1er au 15 janvier 2025.