L’endettement public est un sujet récurrent dans les débats économiques tunisiens. Et ce, notamment dans le contexte actuel marqué par une transition économique difficile et des défis sociaux de grande ampleur. Mais cette question prend une dimension encore plus critique lorsque l’on se demande si l’État tunisien est condamné à recourir à la dette pour assurer le bien-être collectif ou si d’autres voies sont envisageables.
Cette réflexion, à la croisée des réalités tunisiennes et des dynamiques économiques internationales, mérite une analyse approfondie.
L’expérience internationale : entre opportunités et dérives
Pour comprendre les enjeux de l’endettement en Tunisie, il est utile de se tourner vers des exemples internationaux. Aux États-Unis, la crise financière de 2008 et, plus récemment, la pandémie de COVID-19, ont entraîné une hausse significative de l’épargne des ménages. Cette évolution, passée de moins de 2 % à plus de 5 % en deux ans, a eu pour effet de réduire l’endettement privé, mais aussi de modifier les équilibres économiques mondiaux.
Pour des économies émergentes comme la Chine, cette tendance a posé de sérieux défis. Une baisse de la demande extérieure, accentuée par la hausse de l’épargne américaine, a forcé Pékin à compenser ce déficit par une stimulation intérieure. Cependant, cette stratégie a souvent conduit à des bulles spéculatives, notamment dans les secteurs immobilier et financier.
Le Japon des années 1980 offre un autre exemple éloquent : face à la réévaluation du yen et à la chute de ses exportations, le pays a opté pour une stimulation massive de son économie intérieure. Résultat : des bulles multiples et une stagnation économique prolongée dont il peine encore à se relever.
Ces expériences montrent que si l’endettement peut être un levier puissant pour relancer l’économie, il comporte également des risques considérables s’il est mal géré ou mal orienté.
L’endettement dans le contexte tunisien : un levier ou un piège?
En Tunisie, l’endettement public est devenu un outil central pour financer les dépenses de l’État, en particulier dans un contexte marqué par un déficit budgétaire chronique. Cependant, cette dépendance croissante à la dette pose plusieurs questions fondamentales.
La première : quelle est la qualité des dépenses financées par la dette?
Une partie importante des emprunts est utilisée pour financer les dépenses courantes, comme les salaires dans la fonction publique, laissant peu de marge pour les investissements structurants.
La deuxième : quelle est la soutenabilité de la dette?
Avec un ratio dette/PIB avoisinant 90 %, la Tunisie se rapproche dangereusement des seuils critiques au-delà desquels l’endettement devient difficilement soutenable.
La troisième : quel est l’impact social et économique de cette dette?
Le remboursement de la dette absorbe une part croissante du budget de l’État, au détriment des dépenses sociales et des investissements dans des secteurs clés comme l’éducation, la santé et les infrastructures.
L’endettement : un mal nécessaire en période de crise?
Selon la théorie keynésienne, en période de crise, les dépenses publiques financées par la dette peuvent jouer un rôle crucial en compensant la frilosité des investissements privés. Cette stratégie est d’autant plus pertinente en Tunisie, où le secteur privé reste marqué par un manque de confiance et un accès limité au financement.
Cependant, cette approche repose sur une condition essentielle : que les emprunts soient orientés vers des projets à fort impact économique et social. Dans le cas de la Tunisie, cela pourrait inclure notamment :
- Le développement des infrastructures : moderniser les réseaux de transport, d’énergie et d’eau pour stimuler l’activité économique.
- Le soutien aux secteurs innovants : encourager l’entrepreneuriat, les technologies numériques et les industries vertes.
- La réforme de l’agriculture : améliorer la productivité et réduire la dépendance aux importations alimentaires.
En d’autres termes, l’endettement pourrait être une solution acceptable, à condition qu’il contribue à renforcer les bases du développement à long terme.
Les risques d’un endettement mal maîtrisé
Malheureusement, l’histoire économique de la Tunisie montre que l’endettement a souvent été utilisé pour financer des dépenses non productives. Cette tendance expose le pays à plusieurs risques majeurs.
Premièrement, le surendettement : une dette excessive peut conduire à une perte de souveraineté économique, rendant la Tunisie dépendante des exigences des bailleurs de fonds internationaux.
Deuxièmement, les déséquilibres macroéconomiques : une dette publique trop élevée peut entraîner une inflation, une dépréciation de la monnaie et une instabilité économique.
Troisièmement, le mécontentement social : l’austérité nécessaire pour réduire les déficits budgétaires pourrait exacerber les tensions sociales, dans un pays où les inégalités et le chômage restent élevés.
Vers une gestion stratégique de la dette
Pour sortir de ce dilemme, la Tunisie doit adopter une approche plus stratégique et disciplinée de l’endettement. Cela implique essentiellement :
- Une meilleure gouvernance : les fonds empruntés doivent être gérés de manière transparente et utilisés pour financer des projets à forte valeur ajoutée.
- Des réformes structurelles : une fiscalité plus équitable, une lutte efficace contre la corruption et une amélioration du climat des affaires sont indispensables pour réduire la dépendance à la dette.
- Une diversification des sources de financement : la Tunisie pourrait explorer des alternatives comme les partenariats public-privé (PPP) ou les financements innovants, tout en renforçant l’attractivité des investissements directs étrangers.
En définitive, il s’agit de construire plutôt que survivre
L’endettement de l’État tunisien, bien qu’inévitable à court terme, ne doit pas devenir une solution de facilité. Au lieu de s’endetter pour financer des dépenses de survie, l’État doit s’endetter pour construire les bases d’un développement durable, inclusif et équitable. Cela nécessite une vision stratégique, une gestion rigoureuse et un engagement à investir dans les secteurs porteurs de transformation économique et sociale.
Dans un pays en transition comme la Tunisie, la dette peut être un outil puissant pour garantir le bien-être collectif – mais seulement si elle est utilisée avec discernement et responsabilité.
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* Dr. Tahar EL ALMI,
Economiste-Economètre.
Ancien Enseignant-Chercheur à l’ISG-TUNIS,
Psd-Fondateur de l’Institut Africain
D’Economie Financière (IAEF-ONG)