Le mois de janvier occupe une place spéciale dans la mémoire collective des Tunisiens. C’est le mois des grandes fractures qui ont déterminé l’évolution politique, économique et sociale de la société tunisienne, postindépendance.
Les événements de Janvier 1978, le conflit armé de Gafsa, en 1980, et les émeutes du pain en 1984. Les bilans et lectures de ces événements sont tellement divergents entre les élites intellectuelles et politiques qu’il est facile de déduire que les profondes blessures ne sont pas fermées, loin de là. Et donc les facteurs d’une vraie unité nationale, profondément ancrées dans notre société, ne sont pas encore tous réunis. Ce qui ne nous empêche pas de chercher les causes de ces fractures et d’œuvrer pour les réunir, chose indispensable à toute recherche de cette unité nationale toujours absente.
Car, en dépit du fait que ce mot d’ordre avait fait son apparition, dans le lexique politique juste après la crise yousséfiste, il a toujours servi à la classe au pouvoir d’occasion de réprimer, voire d’éradiquer, ses opposants.
La situation n’a guère changé actuellement. Aussi bien au temps de Bourguiba, de Ben Ali et sous le règne d’Ennahdha, que maintenant, on continue à ne pas chercher les facteurs qui peuvent faire l’Unité de la Nation, mais à essayer de raviver les facteurs qui la devisent.
Les facteurs de division
Depuis l’indépendance, le pays a été cycliquement exposé à des crises politiques, qui mettent en scène des parties qui tentent de s’accaparer du pouvoir. Elles furent généralement durement réprimées, par le pouvoir destourien sous Bourguiba ou Ben Ali.
Tout d’abord, la crise yousséfiste qui divisa le pays en deux clans rivaux derrière deux leaders charismatiques, destouriens et patriotes. Le conflit prit fin avec la victoire de Bourguiba, l’élimination par la violence de l’aile yousséfiste. Et l’affaire de sabbat el dhlam en témoigne. Sans parler de l’assassinat de Salah Ben Youssef en Allemagne, sous les ordres de Bourguiba qui l’a avoué publiquement. Sachant que Ben Youssef avait organisé plusieurs tentatives pour assassiner Bourguiba devenu premier président de la République.
Jusqu’à maintenant, la crise yousséfiste n’a été que vaguement traitée par les historiens et les politologues. D’ailleurs, elle demeure aujourd’hui encore un sujet tabou.
Une seconde grande blessure dans le corps de la Nation a été la confrontation sanglante entre deux parties au pouvoir, comme pour la crise yousséfiste, opposant essentiellement des destouriens dont l’une contrôlait la centrale syndicale alliée à des forces de gauche, et l’autre contrôlant le pouvoir et donc l’armée et la police.
Pourtant, c’est de cette époque que la grande fracture a eu lieu et qui n’a jamais été soignée. Tous les partis politiques opposés au parti destourien sous Bourguiba ou Ben Ali se réclament yousséfistes, alors que ni leurs idéologies ni leurs affiliations politiques ne faisaient d’eux des descendants des yousséfistes. Juste pour se donner une légitimité historique.
Une seconde grande blessure dans le corps de la Nation a été la confrontation sanglante entre deux parties au pouvoir, comme pour la crise yousséfiste, opposant essentiellement des destouriens dont l’une contrôlait la centrale syndicale alliée à des forces de gauche, et l’autre contrôlant le pouvoir et donc l’armée et la police.
La confrontation a été précédée par la démission surprise de huit membre du gouvernement Nouira, et l’objectif politique était clair : obliger Bourguiba à limoger son propre Premier ministre, Hédi Nouira, compagnon de lutte contre le colonialisme et surtout fondateur de la Banque centrale et initiateur d’une évolution progressive vers un système économique libéral après l’échec patent de l’expérience dite socialiste qui n’était en fait qu’une forme de capitalisme d’Etat.
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L’on a su par la suite que l’ombre de Kadhafi était aussi derrière ces événements qui se sont soldés par un massacre de plus de trois cents manifestants.
Les lectures de ces événements faites par les historiens et les intellectuels sont toutes partisanes, et la vérité est le grand perdant dans tout cela.
Toujours est-il que les événements du 26 janvier 1978 sont directement liés à l’affaire de l’attaque de la caserne de l’armée de Gafsa fin janvier 1980, qui constitua un tournant dans l’histoire du pays. Elle aussi est la suite logique de l’avortement de la tentative de l’Union tuniso-libyenne, dite de “Djerba“ en 1974, et signée par Bourguiba et Kadhafi, mais avortée par Hédi Nouira et l’Algérie de Boumediene – qui avait placé son armée le long de notre frontière pour nous envahir au cas où Bourguiba ne rétropédalait pas, ce qu’il a fait rapidement.
Les services de Boumediene et de Kadhafi vont cependant s’allier pour organiser l’attaque d’un commando formé en Libye et en utilisant le Front Polisario pour massacrer nos soldats et tenter une insurrection à partir de cette ville minière.
Comme en janvier 1978, et par la suite dans l’affaire de Gafsa, et dans les émeutes du pain de 1984, Bourguiba a sauvé le pays par sa capacité de manœuvre et a su sauvegarder l’Etat, mais il n’a jamais su refaire, sur des bases solides, l’Unité nationale.
Toutes les oppositions ont soutenu sans limite et sans réserve ces soulèvements armés ou pas, dans le seul objectif de renverser le pouvoir. Ce qu’ils ont fini par faire le 14 janvier 2011 avec ce qu’ils ont appelé « révolution » et qui n’est en réalité que la victoire des forces déstabilisatrices intérieures et extérieures. Ce qui a porté un coup fatal à tout espoir de construire une véritable unité nationale, socle sur lequel on peut bâtir une nation souveraine et prospère, mais aussi démocratique et plurielle. On a vu dans l’expérience dite de tawafik entre B.C.E et les islamistes, qu’il ne s’agit que d’une unité de façade et que les divisions ont continué à gangréner et la société et l’Etat.
Les facteurs d’unité
Les facteurs d’unité plongent loin dans l’histoire millénaire du pays et surtout la permanence d’un Etat central, sauf pour une courte période après la fin du règne des Zirides et l’avènement des Hafsides.
Il faut mentionner que pendant toutes ces époques où l’Etat existait, le pouvoir était toujours partagé entre des élites locales et des envahisseurs étrangers, musulmans ou autres. Le premier gouvernement authentiquement et totalement tunisien est celui qui a suivi l’indépendance en 1956, et c’est le noyau fondateur de ce qu’on peut désigner comme un Etat-nation.
L’unité nationale qu’on recherche actuellement, après presque soixante-dix ans d’indépendance, est basée essentiellement sur la souveraineté et le caractère social de l’Etat.
Le projet national tunisien a pris donc naissance avec l’édification de l’Etat, la naissance de la République et l’existence d’une Constituante, et surtout un projet moderniste qui libère les forces vives, notamment les femmes et éduque les nouvelles générations par un enseignement obligatoire et gratuit.
L’unité nationale qu’on recherche actuellement, après presque soixante-dix ans d’indépendance, est basée essentiellement sur la souveraineté et le caractère social de l’Etat. Toute œuvre de développement conçue ou établie doit reposer sur ces deux piliers. Tout le reste doit obéir à ces deux principes, qu’on peut résumer par deux slogans : souveraineté et solidarité.
Rappelons pour exemple que la nation française est basée sur trois principes – Liberté, Egalité, Fraternité. Les principes de notre première République tracés sur l’emblème sont Liberté, Ordre et Justice. La souveraineté est la synthèse de la liberté au sens anticolonial de l’époque et non au sens démocratique et de l’ordre qui ne signifie que l’Etat de droit. L’Etat de droit ne peut chez nous qu’être un Etat social où les droits sociaux priment sur les droits individuels.
Un débat sur l’unité nationale qui ne répond pas aux deux questions cruciales – « Comment rétablir notre souveraineté et comment renouer avec l’Etat social » – ne peut que nous emmener à un échec.
La question démocratique est subordonnée à ces deux principes fondateurs. Toute tentative d’instaurer une démocratie et un multipartisme effectif qui ne respecte pas ces deux principes est vouée à l’échec. C’est ce qui s’est passé depuis 2011, et nous avons échoué et à installer une démocratie durable avec une alternance au pouvoir, et à garantir la pérennité d’un Etat social, qui existait pourtant jusqu’en 2011.
Un débat sur l’unité nationale qui ne répond pas aux deux questions cruciales – « Comment rétablir notre souveraineté et comment renouer avec l’Etat social » – ne peut que nous emmener à un échec.
Bien évidemment, la démocratie, les libertés collectives et individuelles ne peuvent être abordées sereinement qu’en garantissant notre souveraineté, et en empêchant toute intrusion de forces étrangères dans notre processus d’évolution vers une démocratie solide et pérenne.
En aucun cas l’unité nationale ne peut être le fruit d’alliances douteuses entre forces qui ne reconnaissent pas la primauté du principe de souveraineté. Ceux qui comptent sur des forces étrangères pour les installer « démocratiquement » au pouvoir se trompent de pays, et l’histoire récente nous l’a démontré. Ceux qui ne croient pas à l’Etat social se trompent aussi. Notre Etat doit être et social et souverain, et ensuite démocratique. Le reste c’est du détail.