C’est vrai que cela sonne comme une provocation. Deux fois de suite, en quelques semaines, deux débats controversés sur le statut de la femme dans le monde musulman organisés, l’un dans la prestigieuse Beyt el Hikma, un antre du savoir, et l’autre dans la non moins prestigieuse Ennejma Ezzahra, sanctuaire tunisien de la culture et de l’art, dépendant du Ministère de la Culture, sont venus secouer l’intelligentsia tunisienne, assoupie depuis quelque temps il est vrai, pour déclencher de vraies polémiques tournant autour des acquis de la femme tunisienne et des menaces que feraient peser aussi bien la pensée salafiste sunnite que l’idéologie chiite duodécimaine « al ithna acharia ». Mais nombreux sont ceux qui pensent que ce n’est point un fait du hasard, mais qu’il s’agit bien d’une stratégie de reconquête conçue et programmée par certains milieux influents sur l’exécutif, pour mettre en cause les acquis de la femme tunisienne, instaurés par le code du statut personnel et mis en œuvre par l’Etat de l’Indépendance.
Ces événements présentés comme des initiatives intellectuelles visant à « enrichir » le débat sur la situation et le statut de la femme tunisienne comparés à d’autres pays arabes ou musulmans, seraient passé inaperçus, si ce n’est que dans les deux cas, la présence de l’Iran est plus que troublante.
Peut-on échanger avec les disciples de Khomeini, des idées et des pratiques? Car en matière de droits de l’Homme et particulièrement de la femme, ce pays n’a rien à apprendre au notre, où notre Etat est le seul dans l’ère arabo-musulmane qui a aboli depuis 1957 la polygamie et a conçu et mis en œuvre des lois protectrices de la femme.
Ces événements se déroulent chez nous, alors que l’Iran est plus que jamais la cible des grandes puissances occidentales, mais surtout des USA et d’Israël, et que notre pays est la cible d’attaques provenant d’un haut responsable du Congress américain, qui lui reproche sa proximité avec l’Iran, allant jusqu’à le placer comme un allié de ce dernier. Alors que rien ne laisse penser jusqu’à maintenant qu’un changement de notre politique des affaires étrangères ait pu s’éloigner de ses constantes, du moins concernant ce pays.
Il est vrai que ce qui a accentué la suspicion, c’est bien l’intervention de son ambassadeur en Tunisie lors de l’inauguration d’une semaine supposée être culturelle et qui vire au cultuelle et à la propagande de l’idéologie chiite duodécimaine. Aucune réaction visant à clarifier les choses n’est venue de la part du ministère de la culture, ce qui ne fait qu’ajouter à l’amalgame généralisée.
Chiisme et sexualité, un exemple?
Il faut d’abord préciser qu’il s’agit du chiisme duodécimain, qui se réfère au douzième imam chiite, qui serait encore vivant dans le plérome des cieux ((874-940 j.c) dans une occultation et qui dicterait ses ordres à ses représentants sur terre, c’est à dire les Ayatollahs comme Khomeiny ou Khamenei. Le droit chiite qui en résulte est donc d’ordre divin et sacré et notre propos n’est pas de discuter cette doctrine, ni d’émettre des jugements de valeur. « A vous votre religion, et à nous la nôtre », comme le dit le dicton tiré du Coran.
Mais lorsque une éminente représentante et de l’Etat de l’Iran et de son clergé vient tenter de nous convaincre dans le cadre d’une action supposée culturelle que « le mariage orgasmique » zawaj el motaa, est non seulement une solution à la question sexuelle, et sociale, mais un impératif religieux, on ne peut rester indifférent. Car dans ce « mariage » qui peut durer, une heure, une semaine ou un mois, moyennant un prix qui est considéré comme une dot donnée par l’homme à la femme pour ses services sexuels rendus, on ne peut continuer à se taire et à disserter sur le sexe des anges, alors qu’il s’agit de discuter de la sexualité humaine.
Rappelons d’abord que la conférencière, Ansieh Khazali, n’est que la vice-présidente de République d’Iran, chargée des questions relatives à la femme, et une théologienne officielle du chiisme duodécimain, et qu’elle est intervenue chez nous en tant que tel, pour nous convaincre que ce qu’elle dit à propos de ce type de mariage est en fait une injonction divine, que tout musulman ou musulmane en âge de teklif, puberté, a l’obligation d’exercer.
Avouons que ce n’est pas seulement une ingérence dans les affaires politiques ou religieuses de notre pays, mais une flagrante ingérence dans nos affaires extrêmement intimes. Que l’on ne vienne pas nous dire que nous sommes contre la liberté d’expression, car un Tunisien quel qu’il soit qui aurait osé encourager les jeunes filles et jeunes garçons à pratiquer ce que nous enseigne cette illustre hôte serait à coup sûr jugé pour prostitution publique et condamné sévèrement. Son discours n’est qu’une invite à exercer le plus vieux métier du monde. Ce que punit la loi tunisienne.
Il ne s’agit point de liberté d’expression et la député tunisienne qui s’est proposée à aller avec un groupe de femmes tunisiennes faire des conférences sur les droits de la femme tunisienne à Téhéran et donc parler aussi des lois qui protègent nos femmes contre la prostitution, a eu raison au nom de la réciprocité diplomatique. Parions que les gardiens de la révolution iranienne ne les laisseraient pas prononcer un mot et qu’elles seraient illico-presto reconduites à la frontière ou tout simplement jugées par les tribunaux iraniens pour apostasie.
Le discours de la vice-présidente iranienne est loin d’être un discours purement philosophique ou religieux. Il traduit la réalité au quotidien du peuple iranien. En effet, un sondage fait par le journal iranien Chahrawand publié en Iran et repris par le site Iranpost, domicilié au Royaume-Uni, affirme que 37 % des jeunes de moins de 18 ans auraient pratiqué ce type de « mariage ». Tandis que 84 % des Iraniens qui ont aussi eu recours à ce plaisir, qui est loin d’être défendu en Iran. 65% des femmes parmi les sondés contre 35 % des hommes se sont « mariés » pour une heure, une semaine, un mois etc., dont évidement des hommes mariés qui en plus bénéficient du droit à la polygamie (pas plus que quatre femmes à la fois). Le sondage a été fait sur un échantillon représentatif de 216 personnes hommes et femmes et dans trois grandes villes, Téhéran, Ispahan et Machhad. Il ne s’agit donc point d’une simple propagande idéologique ou religieuse mais d’une tendance à exporter le système iranien avec ses valeurs, sa jurisprudence, en matière de charia et son mode de vie, auquel s’est prêté la représentante, voire même la théoricienne, du modèle.
Notons qu’il ne s’agit que du modèle duodécimain et non du modèle chiite en général, comme celui des yazidites du Yemen (Houthis) ou Alaouites (Syrie) qui ne professent pas les mêmes croyances, tout en partageant la même doctrine théologique. L’amalgame serait de mettre tous les chiites dans le même panier et de les juger sous l’aune du sunnisme traditionnel malékite.
Une élite laïque désemparée
La panique qui a envahi les milieux laïques tunisiens est sans précédents. Les plus prompts à réagir quand il s’agit des droits des femmes, furent les derniers à condamner d’ailleurs d’une façon timorée.
L’alerte, fût donné par le grand « chasseur » des dérives islamistes, l’incontournable Anas El Chebbi, qui met toute son énergie à dénoncer les tentatives répétées des islamistes dits soft de revenir à la charge pour mettre en cause le code du statut personnel, grand acquis de la femme tunisienne. En impliquant des institutions officielles de l’Etat, comme l’université El Zitouna, Beyt el Hikma ou l’espace Ennejma Ezzahra.
Cette fois-ci, l’alerte de A. Chebbi a déclenché un réveil quoique tardif de ce qu’on peut désigner par la société civile. Des déclarations jaillirent de partout, des médias se sont emparés de l’affaire; excepté bien sûr les médias officiels. Et les réseaux sociaux furent inondés de commentaires hostiles et de condamnations. Alors que du côté du Ministère de la Culture, on a gardé un mutisme total comme s’il ne s’agit pas d’initiatives prises par des organismes qui dépendent de leur tutelle. Idem du côté du MAE, qui par ailleurs a accentué semble-t-il les relations avec ce pays ami.
Sauf que derrière ce sursaut de la société civile on distingue un malaise. Si l’objectif partagé est de mettre dans l’embarras le pouvoir politique, les causes de cette agitation soudaines restent diverses.
Il existe des laïcs intraitables quand il s’agit de confusion entre politique, culture et religion, et une motion comportant des noms connus a circulé sur le net très rapidement. Il existe une autre réaction anti-iranienne qui surfe sur la campagne occidentale contre ce pays et refuse tout rapprochement avec lui, fusse t-il bénéfique pour la Tunisie. Il existe encore ceux, parce qu’ils sont musulmans malékites, sont toujours contre toute présence chiite religieuse dans le pays. Tout en tolérant l’existence d’autres religions et cultes sur notre territoire. Enfin la réaction purement politique qui se positionne toujours contre toute action du pouvoir.
Ce qui est certain c’est que l’Iran assiégé et totalement évacué de la Syrie et partiellement du Liban, sans parler de son influence sur les organisations palestiniennes, surtout le Hamas, va tenter de briser l’étau qui se resserre sur lui. Il va tenter de chercher d’autres alliés et d’autres espaces à conquérir pour élargir son influence, souvent sous forme de son prosélytisme chiite. La Tunisie a commencé à en être la cible depuis 2011.