Il y a la géographie dans les passeports, mais guère dans les têtes. Parler anglais ne signifie pas du tout que l’on soit britannique, écrire en français ne relève plus du tout d’une responsabilité hexagonale, et il en est de même de l’espagnol et de l’arabe, pour s’en tenir à ces exemples. L’idée donc que l’on se réclame d’une civilisation pour tirer des plans sur la comète est devenue une supercherie à laquelle s’agrippent tous ceux qui n’ont rien d’autre à proposer que la fuite en avant pathologique, juste avant de consulter son Facebook, pour avoir des nouvelles du monde. Inutile de faire observer que le langage de Facebook ne relève en aucune manière de l’académisme puritain, que cet académisme soit conforme à une civilisation ou à une autre.
Tout cela pour dire qu’il ne fallait pas analyser au-delà du fait même le limogeage de la ministre des Finances. Il n’est pas intéressant d’analyser le contenu de la séquence vidéo s’y référant, publiée par la présidence de la République. Il semble qu’il s’agisse d’un mode de gouvernement choisi sur lequel on n’a rien à dire ni à redire. Constater cette réjouissance et cette délectation des Tunisiens sur les réseaux sociaux, c’est là où on pouvait s’arrêter peut-être. Ces mêmes Tunisiens qui faisaient de Mme la ministre le sauveur de l’économie tunisienne et celle qui a réussi à appliquer sur le terrain cette fameuse politique du compter-sur soi. Ce qui surprend, en effet, si on peut toujours se faire surprendre, c’est cette absence de compassion. Il se peut très bien qu’elle n’ait pas tout réussi. Nous avons émis des critiques, ici même, à maintes reprises. Mais il est, toutefois, impérieux de ménager la dignité de la personne. On parle là d’un semblable, avec des hauts et des bas. Mais bon, comme on dit, « quand le bœuf tombe, les couteaux se rapprochent ».
Et pour ne pas faire une fixette sur Mme l’ex-ministre des Finances, on peut toujours évoquer cette séquence vidéo de l’auto-immolation d’un jeune, dans un poste de police à Sousse. La vidéo est devenue virale, alors qu’il s’agit de la mort d’un être humain, peu importe qu’il soit un délinquant ou qu’il soit un ange. Des commentaires du type « un délinquant de moins » en disent long sur ce discours de division et de haine qui gagne du terrain de jour en jour. C’est malheureux, surtout qu’il fallait peut-être penser à expliquer la recrudescence des suicides en tant que phénomène social qui touche de plus en plus de jeunes.
On peut citer d’autres exemples comme celui de la femme battue par son compagnon et dont la vidéo a meublé les conversations les plus invraisemblables. Mais qu’à cela ne tienne. Viendra le jour où, pour eux aussi, on découvrira qu’il y avait une erreur de diagnostic. Dès que l’arbitre sifflera la fin de la partie, dont l’issue semble certaine, on saura qu’on s’est déshumanisé aux dépens d’un quelconque profit, somme toute éphémère. La morale des Tunisiens, du moins celle qu’on constate sur les réseaux sociaux, n’est plus du tout celle que l’on clame dans les discours et les pétitions de principe qui servent de viatique aux moralisateurs déboussolés.
C’est peut-être ce qui explique qu’en Tunisie, personne n’a vraiment de réponse au désir, exprimé souvent au péril de la vie, d’aller voir ailleurs. Les politiques nationales, conçues et mises en dis- cours par ceux qui sont tenus pour des élites, y sont pour beaucoup. Après tout, la disette aidant, on abandonne de jour en jour les politiques nationales d’éducation et de santé, coûteuses et sans rentabilité immédiate. Mais il y a aussi que les rêves en strass et paillettes prennent le relais dans les consciences et gomment les frontières. Il n’y a qu’à observer que la première fournée d’exode produite chez nous s’est traduite en embarcations de fortune et d’infortune, mais aussi en bataillons de médecins et d’ingénieurs qui, face au désert de la pensée ambiante, préfèrent voir ailleurs, histoire de fermer les yeux sur ce qui se passe ici. Entre-temps et en cette période de vaches maigres, on peut toujours se délecter du bœuf égorgé.
le mot de la fin est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 913 du 12 au 26 février 2025