C’est lui qui négocie les accords d’autonomie interne le 3 juin 1955. Puis le 20 mars 1956, il signe avec Christian Pineau, le ministre français des Affaires étrangères, le protocole d’accord qui reconnaît l’indépendance de la Tunisie. Pourtant, à sa mort, Tahar Ben Ammar fut privé de funérailles nationales. Son unique tort aux yeux du Combattant suprême qui ne souffre point qu’on lui fasse de l’ombre? Avoir eu l’insigne honneur de parapher l’accord de l’indépendance, à Paris.
Tahar Ben Ammar (1889-1985), à qui Béchir Ben Yahmed, fondateur de Jeune Afrique, lui avait décerné le titre de « l’autre Père de l’indépendance », fut successivement président de la Chambre d’agriculture, membre du Conseil consultatif pour l’Afrique du Nord, avant-dernier chef de gouvernement de Lamine Bey, négociateur en chef et architecte de l’autonomie interne. Enfin, signataire du protocole d’indépendance de la Tunisie, l’acte fondateur de l’Etat national. Et ce, dans un contexte explosif marqué d’une part par l’hostilité du lobby colonial français; et d’autre part par la rivalité entre Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, les deux têtes du néo-Destour. Sans négliger les manœuvres et les coups tordus portés au processus de l’indépendance de la Tunisie aussi bien par le palais beylical que par la résidence générale française.
Discrétion et dignité
Pourtant – lors de la grande discorde entre Bourguiba et Salah Ben Youssef sur les accords d’autonomie interne de 1954, qui donnent une autonomie progressive à la Tunisie tout en maintenant des liens avec la France, Salah Ben Youssef rejette ces accords et prône une rupture totale et immédiate avec la France, en s’inspirant des luttes armées en Algérie et en Égypte. Alors que Bourguiba adopte une vision modérée et pragmatique, cherchant une indépendance par la négociation et non par la confrontation directe avec la France; Tahar Ben Ammar, qui était l’un des membres fondateurs du Parti libéral constitutionnel (Destour) présidé par Abdelaziz Thaalbi, est adepte de la « politique d’étapes » chère à Bourguiba et se range par conséquent dans son camp et contre celui du secrétaire général du Néo-Destour déchu qui s’enfuit en Libye en janvier 1956. Mettant ainsi fin à la guerre civile qui menaçait l’existence même de la jeune République naissante.
Le 9 avril 1956, au lendemain de l’installation de la Constituante convoquée par ses soins, laquelle élut Habib Bourguiba comme premier président, il démissionna avec dignité, forçant même la main au Bey pour désigner Habib Bourguiba.
Une affaire montée de toute pièce
Il fut largement récompensé : Bourguiba, devenu entre temps le maître absolu du palais de Carthage, emprisonna en 1958 son frère d’armes sous l’accusation, qui ne repose sur aucun fondement juridique, de recel et vol de bijoux appartenant à la famille beylicale.
Jalousie, calculs politicards, nombrilisme du grand homme réputé pour sa mégalomanie? Le Combattant Suprême avait de quoi reprocher à son rival l’étendue de ses relations internationales, son rayonnement à l’intérieur même du pays, et surtout le prestige – qui devait à ses yeux lui revenir – d’avoir signé le protocole d’accord qui reconnaît l’indépendance de la Tunisie. Sachant que cet épisode controversé intervient dans un contexte de consolidation du pouvoir par le régime bourguibien après l’abolition de la monarchie husseinite en 1957.
Toutefois, nombre d’historiens estiment qu’il s’agit d’une affaire politique : profitant du fait que Tahar Ben Ammar aurait refusé de livrer un faux témoignage accusant Lamine Bey de collaboration avec le pouvoir colonial, Bourguiba – qui cherchait à éliminer toute opposition politique et à asseoir son autorité sur le pays – sauta sur l’occasion pour discréditer un homme devenu gênant pour le pouvoir en place.
Ainsi, l’affaire des bijoux beylicaux, qui auraient disparu après la dissolution de la monarchie, devient alors un prétexte pour écarter définitivement un sérieux rival de la scène publique.
Rivalité
Ainsi, Tahar Ben Ammar, autrefois respecté pour son rôle dans la libération du pays, termine ainsi sa vie dans l’ombre, loin des honneurs qu’il aurait pu espérer. Lui qui était devenu par son prestige international l’interlocuteur indispensable lors des négociations pour l’indépendance de la Tunisie.
Ultime humiliation pour ce grand patriote. A sa mort le 8 mai 1985, la presse nationale passa l’événement sous silence et il fut privé de funérailles nationales!
Alors, avec le recul et loin des passions qui marquèrent l’époque, n’est-il pas légitime de penser que face au nationalisme parfois ombrageux de Bourguiba, Tahar Ben Ammar, le grand propriétaire terrien, était l’emblème d’un certain « compromis » entre les milieux d’affaires locaux et le capitalisme étranger, notamment français? Autrement dit, ne représentait-il pas une alternative politique acceptable pour l’ancienne puissance coloniale?
Manipulation de la mémoire collective? Toujours est-il qu’en éliminant son rival potentiel, Bourguiba, l’animal politique mais également le Père de l’indépendance et le bâtisseur de la Tunisie moderne, eut ainsi toute latitude de remodeler l’Histoire. A sa guise.