Seule une petite frange des électeurs avait, sinon vraiment lu, tout au moins parcouru de façon sereine et sans parti pris le programme de Nidaa Tounes intitulé « L’espoir ». Un slogan parfaitement banal, peu attractif, qu’on voulait pourtant mobilisateur, car permettant de se positionner sur un échiquier politique alors surchargé. Dire cela c’est ignorer l’intention de ses auteurs. En effet, l’espoir exprime surtout un sentiment qui n’engage à rien, car qui d’entre nous n’est pas motivé par l’attente confiante de voir ses projets, qu’ils soient fantaisistes, réalistes ou fous, se concrétiser un jour. L’espoir ne coûte rien non plus, du moment qu’il tire sur quelque chose à venir dont nous n’avons aucune garantie. L’espoir « fait vivre » comme on dit, et soutient surtout la volonté de vivre des dirigeants et des responsables de Nidaa Tounes, de ses ministres au gouvernement et de ses représentants à l’ARP qui se sont appropriés, grâce à la mobilisation de leurs sympathisants et des centaines de milliers d’électeurs, de beaux clichés devenus leur fonds de commerce : acquis de la révolution, gouvernance et confiance, mise à niveau, relance de l’économie et autres formules démagogiques attrape-tout pouvant être signées par n’importe quel charlatan de passage. Mais, pour ce parti et ses organisateurs, « L’espoir » ne représente plus aujourd’hui que la conscience inquiète du dernier sursaut. Il n’est donc plus envisageable ni souhaitable pour Nidaa Tounes de recenser, au milieu d’une telle débâcle, toutes les composantes d’un espoir tant vanté, ni s’en servir comme alibi pour tromper davantage son monde puisque, pour la plupart d’entre nous, espérer rime désormais avec regretter.
Toutes ces attentes avaient commencé avec l’initiative du saint patron de créer et d’organiser un parti politique supposé à la mesure de nos inquiétudes, y compris celles de contrer la menace islamiste, mais surtout à la mesure de son ambition personnelle : se retrouver un jour, grâce à son prestige personnel, son statut de notable de la politique et son pouvoir de transcender ce qui se passe dans le bas monde, à l’endroit longtemps occupé par Bourguiba auquel il n’a jamais cessé de s’identifier. Sentiments, émotions et liens personnels et familiaux furent au premier plan d’une machine électorale influente, pourtant sans enracinement sociologique, sans véritables courroies de transmission, sans idéologie autre que celle de l’opportunisme effréné de ses dirigeants. Béji Caïd Essebsi avait fini par acquérir, grâce aux prodiges qui lui étaient attribués, un prestige de fiabilité et d’efficacité qui a conduit ses fidèles à l’ériger en leader et à le vénérer pendant toute la durée de la campagne jusqu’au lendemain d’une victoire d’ailleurs bien relative. Une fois à Carthage, il a restitué les leviers de commande à une hiérarchie complexe digne des Nomenklaturas des partis de l’Union soviétique et ses satellites, avec les responsabilités et les privilèges qui lui sont associés : Bureau politique, Comité constituant fondateur, Bureau exécutif, Comités en vue d’élargir la décision au sein du parti, etc. Autant de composantes complexes d’une organisation au tempérament agité censée combler le vide ressenti par la plupart de ses orphelins politiques.
Notre exposé n’aurait aucun sens si Nidaa Tounes n’avait pas accédé au pouvoir afin d’incarner l’autorité et la rupture qu’attendaient tant les électeurs qui avaient peur pour l’avenir. Notre constat serait également vain si, comme d’habitude, nous n’étions pas les dindons de la farce aussi bien au vu du choix, dit consensuel, d’un Premier ministre, qui apparemment ne sait pas par quel bout commencer, et celui, bien approximatif, des membres de son gouvernement. Certes, l’exercice des responsabilités politiques justifie dans une large mesure le décalage entre les positions soutenues par le parti et la politique que suit réellement ce parti, s’il parvient au pouvoir. De même qu’il est quasiment impossible pour une organisation politique de formuler une analyse simple et lucide de l’avenir, encore moins de tenir tous ses engagements, d’autant plus que les campagnes électorales favorisent certaines surenchères. On se livre alors à la démagogie, on essaye de séduire des clientèles électorales par une communication et une propagande de savonnettes, une mercatique qui leur permet de gagner des parts de marché. Et tout parti qui n’en fera pas risque fort bien de disparaître. Toutes les forces politiques s’accordent cependant pour adhérer à des revendications minimales: libertés individuelles, pluralisme politique, séparation des pouvoirs, nécessités des contre-pouvoirs, solidarité nationale, droits de l’Homme, souveraineté du peuple, transparence, et autres vagues assurances. Le problème, c’est qu’une fois aux affaires, le gouvernement élu se retrouve soudain exposé à l’épreuve des faits qui sont bien moins malléables que les idées soutenues et les actions à entreprendre exposées dans de volumineux programmes. Face aux difficultés, il se retrouve contraint de reconnaître que la réalité est bien plus complexe, déclare que des effets collatéraux inattendus sont venus obérer défavorablement le potentiel de croissance envisagé, soutient que la situation est là pour durer et qu’il faudrait malheureusement composer avec ce qui existe. On a vite fait alors de ranger au magasin des accessoires les slogans qui ont fait la fortune du parti victorieux.
Dans les moments de déconfiture politique, de revers économique, de déroute sociale et surtout d’impuissance de l’Etat, le réflexe de tout électeur désenchanté, indigné par le spectacle de son parti aux prises avec des luttes intestines, empêtré dans d’interminables manœuvres destinées à contenter les uns sans irriter les autres, est de se remémorer les promesses électorales et, s’il a un peu de courage ou s’il se complaît dans l’affliction, de retourner consulter les brochures du grand magasin de promesses dans lequel les articles lui étaient proposés presque pour rien. La mise en mots y est rendue avec un luxe de détails époustouflants : pourcentages, objectifs, perspectives, coûts et rendements, décollage et émergence, capacité, calculs de besoins, etc. Tout y passe : progrès social inattendu, éducation solide, nutrition appropriée, soins médicaux de qualité, logements pour tous, parcs de loisirs nombreux, transport public le plus avancé, emploi pour tous, promotion du secteur privé, amélioration du statut des ouvriers et bien d’autres joyeusetés. Elaboré avec le souci du détail où rien n’est laissé au hasard, extrêmement optimiste, plein de sagesse et d’une force incandescente, la lecture ex post de « L’espoir » de Nidaa Tounes laisserait aujourd’hui tout lecteur pantois.
Au-delà d’entretenir les convictions et la fidélité de ses sympathisants, qui constituent son fonds de commerce, Nidaa Tounes doit, s’il entend encore agir ou simplement survivre, atteindre les franges d’électeurs qui s’investissent le moins dans la politique, autrement dit les Candide de la politique que nous sommes, dont il est essentiel de gagner les suffrages et qui se montrent plus sensibles aux actes et aux profils des personnalités appelées à diriger l’Etat qu’aux idées.
Voilà enfin un pays à bout de souffle, dont l’économie et la société doivent être restructurées profondément quel qu’en soit le coût et qui requiert un plan d’urgence comme cela se fait au lendemain d’une catastrophe naturelle. Or adhérer au modèle, tout théorique, d’une société dans laquelle il suffirait d’un changement de régime pour conjurer les bouleversements présents et à venir et rétablir le « Paradis perdu », c’est se nourrir de vide. Car « l’espoir » d’un succès ne peut jamais être prodigué par une cause évidemment stérile.